La crise hospitalière est toujours là. Pour mesurer l’ampleur du désastre nous avons choisi de donner la parole aux personnels médicaux, ceux qui se débattent entre les coupes budgétaires et le traitement des patients. Aujourd’hui Flora raconte son quotidien dans une unité de soins palliatifs. « Chronique d’une funambule aux chandelles vacillantes« .
Je m’appelle Flora, j’ai 32 ans et je suis infirmière depuis 8 ans. J’ai toujours voulu travailler dans l’humain, être utile et en lien avec le monde. J’ai pratiqué dans différents services hospitaliers de chirurgie et de médecine mais aussi dans un dispensaire à l’étranger, en psychiatrie et à domicile. Je suis en soins palliatifs depuis quelques mois et je vous propose de partager mon expérience.
5h20, le réveil sonne.
6H50, j’arrive au travail et je salue le veilleur de nuit dont les cernes m’indiquent qu’il est temps pour lui de rentrer se reposer et file au vestiaire enfiler ma tenue de combat, l’éternelle blouse blanche.
7h, j’écoute les transmissions de l’équipe de nuit qui a dû faire face aux angoisses, douleurs et parfois décès des patients. Il faut savoir qu’ils ne sont que deux, un infirmier et un aide soignant quand il n’y a pas d’arrêt de dernière minute, et que les décès surviennent majoritairement en fin de garde, de 3 à 6h du matin. Quand une personne dort, le corps ralenti et les cœurs fragiles parfois s’arrêtent.
Nouvelle journée, nouvelles histoires
J’inscris la date du jour au tableau. Nouvelle journée, nouvelles histoires pour des rires et des galères. Je remonte mes manches imaginaires, accroche mon sourire et sème ma bonne humeur pour le tour des médicaments et petits déjeuners. On ne réveille pas les patients ici. Bienvenue dans la seule spécialité où la grasse matinée est respectée. Il faut dire qu’ils sont fatigués nos résidents, et leurs familles aussi. Il arrive qu’un mari, une fille ou un(e) ami(e) restent dormir. C’est alors à pas de loup qu’on entre dans les chambres où on réinstalle le patient devant son plateau dont l’odeur du café chaud l’aide à ouvrir les yeux.
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Chaque contexte de vie compte
9h : c’est l’heure de la réunion. On se réunit deux fois par jour ici, le matin et l’après midi. On discute de chaque patient, chaque contexte de vie ou de famille. Comment a-t-il dormi ? Les anti douleurs sont-ils efficaces ? A-t-il eu une nouvelle crise d’angoisse ? Il s’est encombré. Elle n’arrive plus à boire. Son frère remercie d’être dans cette structure. Sa sœur est agressive envers l’équipe. Sa mère pleure mais refuse de rencontrer la psychologue….
Nous rencontrons de nombreuses questions et problématiques et il n’y a évidemment aucune réaction type, aucune solution miracle mais un ensemble de tentatives de réflexions et d’actions possibles grâce à l’échange et l’expérience. C’est toujours en équipe qu’on apporte des réponses. Aide soignant(e), kiné, agent de nettoyage, médecin, psychomotricien(ne), bénévoles ont tous quelque chose à dire et à apporter. Même pour les plus timides, qu’il faut de temps en temps stimuler un peu et qui nous offrent souvent des idées pertinentes.
On prend le temps pour souder le groupe
Un peu avant 10h : la réunion se termine, c’est le moment de partage, le petit déjeuner. Café et douceurs sont au rendez vous, on prend ce temps où nous sommes tous là pour souder le groupe, casser les codes et prendre des forces pour la matinée.
On se distribue les patients en binôme infirmier/aide soignant et c’est parti pour les toilettes, pansements, massages et soins de bouche.
Vient le tour de Mme J., 67ans. Incroyable femme d’une sérénité rare. Tout petit gabarit qui ne sort plus de son lit, ne mange plus mais boit encore un peu. Elle a eu une vie bien remplie, a beaucoup voyagé et elle est entourée de son mari et de nombreuses amies qui passent la voir tous les jours. Toute l’équipe apprécie cette patiente et c’est un plaisir de la prendre en charge. Mais on se relaie. On ne va pas la voir tous les jours. On doit garder un peu de distance sinon ce sera trop dur de la voir partir.
Trouver le juste milieu dans l’investissement émotionnel est un apprentissage et un ajustement quotidien. Mme J est au clair avec sa fin qui est proche. Bien sûr qu’elle a un peu peur mais pas de regret. Une seule et dernière volonté, assister aux 70 ans de son mari la semaine prochaine. Elle y tient et s’y accrochera. L’anniversaire s’est bien passé, ils ont profité de la journée, elle a même goûté le gâteau qu’elle lui avait commandé. Puis elle s’est éteinte, tout doucement, une quinzaine de jours plus tard.
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Menus, réunions, soins
Midi est là, et son tour des traitements et des repas. Un(e) aide soignant(e) passera dans les chambres proposer des menus pour le lendemain. Les patients souvent, ne font que picorer quelques bouchées de leur plateau mais ils peuvent choisir ce qu’ils mangeront. La notion de plaisir est primordiale ici.
14h30 : deuxième réunion, on évalue, réajuste. Parfois la réunion est décalée un peu pour laisser la place au groupe de parole ou à une formation en plénière.
Après la réunion, une des infirmière prépare les soins intraveineux, les changements de perfusion et autres soins techniques. Pour le reste de l’équipe on refait un tour de massages, changes, descentes des patients au jardin, accompagnements à la messe ou en art thérapie.
16h30 : je rencontre Mr R, 50ans, atteint d’une SLA (sclérose latérale amyotrophique), qu’on appelle aussi la maladie de Charcot et qui entraîne la paralysie progressive des muscles de la motricité volontaire. Les patients se retrouvent emprisonnés dans leur corps. Vers la fin, seul les yeux peuvent encore bouger. :
Monsieur R est là pour un séjour de répit
Mr R est là pour un séjour de répit. Avec nous pour 1 mois, cette prise en charge permet aux équipes qui s’en occupent au long cours de prendre du recul, de la distance, pour les familles aussi quand les patients sont à domicile. La maladie est déjà bien avancée, Mr R ne peut bouger que sa tête. A ce stade, la majorité des patients ne parle presque plus, ou d’un discours inaudible mais nous sommes face à une force de la nature et de vie hors du commun. Mr R a conservé sa capacité de communication mais en plus, il s’exprime sans aucune difficulté. La parole est devenue sa force, un dernier rempart contre la maladie. Elle pallie ses membres paralysés.
Chaque instant est une victoire, chaque rencontre une chance
Mr R est toujours de bonne humeur. Toujours souriant et remerciant, même lorsqu’on doit utiliser une machine qui l’aide à respirer. Et qu’on appuie fort sur son thorax pour l’aider à expectorer des sécrétions coincées au fond de la gorge, même quand on l’assiste pour le moindre besoin quotidien. Il sourit encore et toujours. Je n’ai jamais lu la peur dans ses yeux. Il lui arrive même de remonter le moral des soignants ou de son neurologue qui passe sa journée de consultation à annoncer des mauvaises nouvelles. Mr R, immobilisé dans son corps et dans son lit, vit sa maladie comme une épreuve. Il me dit que se plaindre sur son sort le positionnerait en tant que victime, ce qui lui ferait perdre la tête jusqu’au désespoir. Chaque instant est une victoire, chaque rencontre une chance. Il m’a filé la chair de poule la canaille, et une bonne dose d’énergie pour finir ma journée de boulot.
Ici, quelques heures peuvent représenter beaucoup
18h : médicaments, dîner, le dernier tour. Ici, quelques heures peuvent représenter beaucoup. Certains patients sont plus réveillés, réussissent enfin à émerger, d’autres s’enfoncent doucement dans un rêve dont ils ne sortent que lorsqu’on les changent de position. Certains n’arrivent plus à avaler leurs traitements. On devra passer par les veines ou en sous cutanée pour les soulager.
Le service est plus calme. Quelques soignants sont rentrés, les familles repartent dîner et le soir point le bout de son nez. Dans certaines chambres, les sonnettes s’activent. Le crépuscule apparaît et, avec lui, les angoisses. Elles prennent un malin plaisir à titiller leur hôte. Il est souvent difficile d’y mettre un terme, parfois obligé d’endormir artificiellement la personne quelques heures.
19h : fin de ma garde. Les collègues qui restent feront les transmissions aux équipes de nuit.
Je grimpe sur mon vélo. Je vais pédaler une demi heure et mériter ma douche. Je change d’environnement, je retrouve la fourmilière parisienne. Parfois, je ressors voir les copains mais il me faut toujours un peu de temps où je repense à ma journée, les conversations, les prises en charge, ce qu’on aurait pu faire autrement.
A quand une santé humaine et digne ?
Exercer en palliatif m’apprend et m’apporte beaucoup mais ce que j’appréciais le plus au début, c’était la sensation de satisfaction du travail effectué. Sensation que je n’ai presque jamais pu obtenir à l’hôpital public où je suis restée 5 ans et où on était tous au maximum de nos capacités mais, par manque de moyen et de personnel, nous ne pouvions pas faire de bonnes prises en charge. Aujourd’hui, dans la structure où je suis, entre 9h et 17h il y a 6 soignants (3 infirmières et 3 aides soignantes) pour maximum 13 patients, soit 3 à 4 patients par binôme. Si tout va bien à l’hôpital public, on se retrouve avec 8 patients minimum par infirmière dans les services de chirurgie et de médecine, pouvant aller jusqu’à 15 ou 20 patients. Sans parler des maisons de retraite où c’est plus souvent 60 à 90 patients par infirmière (oui, oui). Espérer de bonnes conditions de travail dans cette organisation relève de l’ordre du rêve ou de la folie.
A quand une santé humaine et digne ? En attendant que les choses s’améliorent, j’enfile mon grand sourire et je repars ne pas sauver de vie mais en accompagner dignement la fin.
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