CLAUDINE MONTEIL : « IL FALLAIT OBLIGER LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE À REGARDER L’AVORTEMENT EN FACE »

Claudine Monteil
Claudine Monteil

Le 5 avril 1971, Le Nouvel observateur publiait la « liste des 343 françaises qui ont le courage de signer le manifeste « Je me suis fait avorter » ». Une dizaine de féministes, réunies autour de Simone de Beauvoir dans son appartement, ont fomenté la rédaction de ce texte et la récolte des signatures. Claudine Monteil était la benjamine de l’équipe et se souvient de ces moments pour J’ai piscine avec Simone. 

« Je me suis fait avorter ». Il y a 50 ans, 343 femmes osaient annoncer publiquement avoir subi un avortement malgré son interdiction en France, prenant le risque de s’exposer à des poursuites pénales. Elles signaient un manifeste qui appelait à la légalisation de l’avortement. Publié le 5 avril 1971 par Le Nouvel observateur, le texte rappelait les chiffres malgré l’interdit : « Un million de femmes se font avorter chaque année en France »

C’est à la journaliste du Nouvel observateur Nicole Muchnik que revient la genèse de ce manifeste. Engagée à gauche et en faveur des droits des femmes, cette documentaliste de 34 ans est touchée à l’écoute des récits d’avortements clandestins qui se terminent souvent mal. Elle se lance un jour dans une discussion avec son chef : « Pour que les choses changent, il faudrait que des femmes célèbres disent qu’elles ont avorté », se remémore-t-elle aujourd’hui dans L’Obs. L’idée de publier un manifeste germe. Elle appelle alors Anne Zelensky, engagée dans le Mouvement de libération des femmes qui vient tout juste de se constituer. Elle-même appelle en tremblant Simone de Beauvoir, figure féministe tutélaire à travers le monde depuis la publication de son essai Le Deuxième sexe, en 1949. Le mouvement est mis en branle. 

La benjamine du groupe

C’est dans le grand studio de Simone de Beauvoir, au rez-de-chaussée d’une rue longeant le cimetière de Montparnasse, que la suite se passe. Tous les dimanches après-midis, des femmes s’y réunissent pour échafauder le manifeste. Claudine Monteil était l’une d’entre elles. Elle avait 21 ans, était la benjamine du groupe et s’en souvient comme si c’était hier.

Fille d’une féministe, elle distribuait des tracts avec Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir était son idole. Dans cet antre à la moquette mauve et au canapé jaune, où se bataillent entre les livres une lampe de Giacometti et un petit tableau de Picasso, une dizaine de femmes de tous âges se réunissent en fin d’après-midi le dimanche : Claudine Monteil, Anne Zelensky, Gisèle Halimi, Monique Wittig, Liliane Kandel, Delphine Seyrig, Christine Delphy… D’autres passent une tête en fonction des disponibilités. « Ça partait dans tous les sens au début, puis nous avons commencé à discuter de notre objectif : il fallait rompre le silence, obliger la société française à regarder l’avortement en face », se remémore Claudine Monteil, qui se rappelle du poids pesant de ce tabou.

L’inspiration du Manifeste des 121

Ces féministes trouvent le courage de rédiger ce manifeste en s’inspirant d’un autre qui a fait scandale, le Manifeste des 121. Publié en 1960, des intellectuels et des artistes y appelaient les soldats français en Algérie à l’insoumission. Simone de Beauvoir était l’une de ses signataires. Gisèle Halimi l’avocate de plusieurs d’entre eux. « Elles savaient qu’un manifeste pouvait faire trembler la société française », analyse Claudine Monteil. Toutes ne sont pas d’accord pour recourir à des signatures de femmes connues, mais elles s’accordent finalement sur des signatures connues et anonymes. Et se répartissent le travail de récolte. 

Simone de Beauvoir « ouvre son carnet d’adresse »

Delphine Seyrig, Agnès Varda et Nadine Trintignant se mobilisent auprès des actrices. Simone de Beauvoir « ouvre son carnet d’adresses et impose quasiment à toutes ses amies de signer », s’amuse Claudine Monteil. De son côté, elle retourne avec une feuille quadrillée aux Beaux-Arts de Paris où se tenaient les grandes réunions du MLF. Elle se souvient d’une atmosphère gaie, mais surtout de son innocence. « J’étais jeune, je ne mesurais pas tous les dangers que cela représentait. Il ne faut pas oublier que nous prenions le risque d’être arrêté, d’être emprisonné. »

La publication du manifeste fait l’effet d’une bombe dans la société. « Les familles se sont déchirées comme lors de l’affaire Dreyfus », se remémore encore Claudine Monteil. Elle se rappelle que des signataires sont privées d’emploi ou que d’autres voient leur vie de famille brisée. « Même ma mère, quand elle a vu mon nom, a fondu en larmes… Elle pensait que mes rêves de devenir diplomate et femme de lettres étaient brisés ». Heureusement, la suite lui a donné tort. Mais toutes les femmes ont « eu une histoire forte après la publication du manifeste »

La sororité fait ses preuves

Les réunions du dimanche ne s’arrêtent pas là. Chez Simone de Beauvoir, le groupe de féministes continuent de se réunir pour réclamer l’avortement et l’accès à la contraception, pour mener des actions commando… La sororité fait ses preuves : « On était entre copines de toutes générations, des femmes connues et inconnues. C’était d’une simplicité… comme si on était de la même famille, la famille des premières féministes », raconte avec émotion Claudine Monteil. Un militantisme qui l’a suivi toute sa vie. Aujourd’hui encore, elle s’implique dans divers mouvements et événements des droits des femmes. 

Car l’engagement féministe doit être mené sans relâche. Quatre ans après la publication du manifeste, en 1975, les Françaises obtiennent le vote d’une loi autorisant l’avortement. Si Claudine Monteil est « guillerette » face à cette bataille gagnée, Simone de Beauvoir l’arrête net dans son élan : « Nous avons gagné à titre temporaire. Il suffira d’une crise économique, politique ou religieuse pour que nos droits soient remis en question. »Cette phrase qui a fait le tour du monde a « frigorifiée » l’ancienne diplomate et autrice de « Simone de Beauvoir : Côté femme ». « Mais l’histoire a prouvé qu’elle avait raison… »

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