CONVERSATION AVEC LEATITIA VITAUD

Laetitia Vitaud

Laetitia Vitaud est experte sur le futur du travail. Conférencière, membre du Lab de Welcome to the Jungle, elle livre ses analyses pertinentes sur un monde en pleine mutation au travers notamment de ses podcasts (Nouveau départ, Vieilles en puissance) et newsletters. La première fois que nos routes se sont croisées, c’était lors de la sortie de son livre « Du labeur à l’ouvrage » (2019), puis au fil du temps nous avons échangé sur le travail des « vieilles », un sujet de prédilection qui nous rapproche, en particulier la volonté d’employer le mot « vieille » sans connotation péjorative.

Nous avons parlé des role models(ou pas) familiaux, des violences économiques, de l’argent des vieilles (pour paraphraser Luigi Comencini), du sport comme outil d’empowerment, de son nouveau podcast Vieilles en puissance, de sororité, de filiation, de communautés à inventer, d’indépendance économique.

On aime bien le mot vieille toutes les deux, mais d’où vient ton intérêt pour « les vieilles » ?

Comme toujours avec les sujets auxquels je m’intéresse, je commence toujours par la théorie et quand je gratte derrière, il y a toujours des raisons personnelles. C’est le cas des transformations du travail parce qu’il se passe énormément de choses dans ce secteur et la réalité c’est aussi que je le vis dans mes tripes. Et là, c’est un peu pareil. J’ai une mère de 82 ans qui se trouve dans une grande précarité, c’est l’histoire de beaucoup de femmes. La vie lui est tombée dessus et elle se retrouve avec rien au bout du compte. Il y a un caractère très économique dans son histoire.

Se retrouver au grand âge avec pas assez pour vivre de manière décente alors que tu as subi tout au long de ta vie des violences économiques c’est quelque chose qui me révolte. Et ma mère me sert un peu d’anti-modèle, car c’est un cas d’école sur ce qui arrive aux femmes et la pauvreté dans laquelle elles peuvent tomber après avoir eu des vies de couples, des enfants. Elle a commencé à travailler très jeune, elle n’a pas hérité. Sa situation économique et financière m’a rendu vigilante depuis très longtemps sur la situation économique des femmes, les situations dans lesquelles on est mise plus qu’on ne se met.

Cela se traduisait de quelle manière au sein de ta famille ?

J’ai des souvenirs d’enfance de ma mère qui travaillait à temps partiel et s’occupait de tout, et mon père qui disait « qu’est ce que tu fiches encore ? moi je suis déjà prêt ». Il ne s’occupait que de lui-même. Je me souviens de mon père épluchant les factures des listes de courses que faisait ma mère et quand il voyait qu’elle avait acheté une crème pour le visage, il fallait lui rembourser ! Je trouvais déjà ça extrêmement humiliant, il n’y avait pas de compensation pour ce qu’elle faisait. Ma mère a eu énormément de craintes par rapport au divorce et à la séparation alors qu’elle était malheureuse depuis des années, avec cette idée qu’elle ne s’en sortirait pas et que ce serait la grande précarité alors qu’elle était déjà dans une situation de violences économiques alors qu’on ne disait pas ce mot là à l’époque.  

Quand je retrace ce cheminement d’enfant, je m’aperçois que ma révolte vient de très loin, je suis heureuse maintenant de plonger sur ce sujet car le tabou de l’argent a été aussi le mien. J’ai mis énormément d’années à oser en parler et à avouer que je voulais gagner de l’argent. J’avais intériorisé cette idée qu’il ne fallait pas faire les choses pour l’argent alors même que j’avais conscience des violences économiques dont ma mère avait elle-même été victime.

Mais tu as eu d’autres roles models féminins dans ta famille ?

Parallèlement j’avais celui de mes deux grands-mères dans deux situations très différentes. L’une, la mère de mon père était une femme puissante au sens où elle avait une incroyable confiance en elle. Sa puissance a été renforcée par sa carrière politique. Très tôt, elle entre au conseil de Paris dans les années 60, on la voit seule sur une photo au milieu d’hommes avec leurs accoutrements de l’époque. Puis elle a rencontré un prince polonais très riche en exil au Brésil, elle l’a épousé. Elle faisait figure d’exception dans la famille. L’autre, la mère de ma mère est issue d’une famille ouvrière allemande pauvre avec cependant une bonne retraite grâce à la pension de reversion. Elle ne s’est pas mariée par amour et a eu 5 enfants mais pas par choix.

Deux références fortes qui suscitent ton intérêt pour le travail des femmes en particulier ?

Je me suis beaucoup documentée au cours des dix dernières années et petit à petit je me suis orientée vers le travail des femmes, les inégalités femmes-hommes.

Est ce qu’au fur et à mesure que tu vieillissais, que tu passais les caps de la trentaine et de la quarantaine, tu réfléchissais à la vieillesse en dehors de l’aspect économique ? Autrement dit est ce que tu te projetais ou ce n’était même pas un sujet pour toi ? 

Physiquement je n’ai pas de souvenirs à 30 ans de m’être dit : « Oh là là, je commence à avoir des rides ». Adolescente, j’étais très mal dans ma peau, je n’avais pas une image de mon corps très positive, donc le vieillissement n’est pas venu comme la perte d’une avantage. Alors que maintenant, si je regarde des photos de moi à cette époque j’étais super ! Mais je n’avais pas l’impression de perdre quelque chose.

Maintenant à 45 ans, ce que j’ai l’impression de commencer à perdre, ce sont les performances sportives. Si je suis tout à fait honnête, je ne vis pas tout merveilleusement bien. Mais je veux continuer à nager vite, à marcher, je veux être une femme sportive qui a cette puissance. J’ai pratiqué 20 ans les arts martiaux, je suis ceinture noire deuxième dan de jujitsu. J’ai conquis mon corps par le fantasme de la puissance sportive et pas par le fantasme de la séduction, par les atouts de ce que c’est qu’une femme jeune et désirable.

Je trouve ça intéressant ce que tu dis, parce que l’appropriation du corps passe par sa puissance pour toi et non pas par son esthétique. Est-ce que ce qu’on nous montre de la vieillesse c’est cette perte de la puissance du corps, un délitement. Ton point de vue ne devrait-il pas être un axe nécessaire pour (re)donner cette puissance à la vieillesse qu’on nous refuse partout, dans les représentations, les photos, les publicités, les médias ?

Tu as raison, on a exactement les mêmes biais dans le sport que dans le reste du monde, c’est-à-dire une focalisation exclusive sur la jeunesse, les corps jeunes et leur performance et on passe a côté des performances des personnes qui vieillissent. On ne valorise pas les qualités qu’on développe avec l’âge, par exemple le cardio de quelqu’un de 45 ans qui ne s’est jamais arrêté de faire du sport sans excès est meilleur.

On est aussi victime d’une esthétique qui survalorise les muscles gonflés, mais ce qui est rassurant avec le sport c’est quand tu es entourée de personnes plus âgées que toi et sportives, tu vois a quel point le sport, quand il est bien pratiqué est un outil d’empowerment. J’adore regarder les vidéos de personnes sportives très âgées. Cela montre qu’il n’y a pas toujours cet affaiblissement inéluctable, il y a ce que tu fais de ton corps. J’aime bien l’idée de continuer à l’utiliser le plus possible, à le développer, à en prendre soin. Mais cela dit, je n’en fais pas assez en ce moment, je passe mon temps devant mon ordinateur !

Moi aussi ! Quand je vais dans un club de fitness, je ne suis pas loin d’être dans les plus jeunes. Un nombre croissant de personnes de plus de 70 ans sont sur des tapis de course et je me dis qu’il y a une sorte de besoin de se réconcilier avec son corps que peu de récits racontent, mais qu’on éprouve intérieurement. A ton avis, qu’est ce qu’on n’a pas encore dit sur la vieillesse ? Qu’on n’a pas exploré ?

C’est le problème de ces récits, j’ai l’impression que le discours dominant raconte une vieillesse synonyme de souffrances et de douleurs, et nourrit encore plus cette anxiété, cette peur. C’est exactement ce que tu dis sur la ménopause, ça m’a fait du bien d’entendre qu’il faut arrêter de dire que ca va être la catastrophe absolue, même si tu vis certains de ces symptômes, c’est pas si grave. Le problème c’est le regard qui est posé sur toi, c’est bien plus grave que la réalité que tu vis en traversant les changements hormonaux. Le problème c’est l’âgisme, pas la ménopause.

On est complètement d’accord ! Je me souviens que j’avais rencontré une femme qui avait eu de hautes responsabilités financières en Allemagne, et le seul truc qui la chagrinait dans la vie, c’était le regret que les hommes ne se retournaient plus sur elle. Elle avait eu de l’argent, une position sociale et reconnue comme experte et cette perte de séduction effaçait tout ce qu’elle avait construit.

Elle avait construit sa valeur sur le male gaze, pas facile de s’en défaire ! Moi ça m’a toujours enquiquinée, je suis ravie qu’on ne regarde pas mes seins et mes fesses lorsque je fais du jogging !

Tout ce qu’on n’entend pas de positif sur la vieillesse, c’est ce qui a nourri l’aventure de vieilles en puissance ?

C’est d’abord la rencontre de 3 femmes, Katerina Zekopoulos a un blog qui s’appelle Coup de vieille, et de Caroline Taconet que j’ai connue il y a 25 ans à HEC. Elle s’est reconvertie comme illustratrice, elle passait déja son temps à dessiner au lieu de prendre des notes ! Nous avons eu cette idée de faire une BD sur ce qui se passe à l’intersection de l’âge, l’argent et les femmes. Avec comme point de départ, ce dont on a parlé au début qui est cette relative paupérisation des femmes au moment de la retraite.

Qu’est-ce qui s’est passé tout du long de la vie pour en arriver là ? Qui fait que cette dernière phase de vie peut être difficile du point de vue purement financier. On a tout déroulé : la pénalité maternelle, la vie active, le couple, les violences économiques et ce qui se passe au niveau des inégalités patrimoniales. On a décidé d’interviewer des chercheurs, des entrepreneurs, toi ! Des journalistes, plein de personnes qui nous inspirent ou qui vont avoir un point de vue très pointu sur le sujet, par exemple, aujourd’hui, j’ai fait un enregistrement avec une chercheuse qui s’appelle Marion Leturcq au sujet des inégalités patrimoniales. 

Tu démontres que les inégalites sont tricotées dès qu’on est en âge de réfléchir, de penser, on maille tout un chemin qui va nous mener à la précarité. 

Ou c’est tricoté pour toi dans le cas des institutions et des modèles incitatifs. Par exemple le mariage est protecteur pour les femmes qui ne travaillent pas ou gagnent moins que leur conjoint.e, mais à la fois il incite à entretenir des comportements qui appauvrissent les femmes, fiscalement le quotient conjugal fait un cadeau au couple quand l’un ne gagne presque rien, mais de l’autre côté, il incite en très grande majorité des femmes à ne pas gagner plus d’argent. Tu as tout un tas de mécanismes qui sont tricotés comme ça pour toi.

Comment devenir une vieille puissante ?

Il y a deux sens dans vieille en puissance. Moi je suis une vieille en puissance, une vieille en devenir, je ne suis pas encore vieille. Et puis il y a puissante, c’est quelqu’un qui se révolte, qui se rebelle, qui ne se tait pas, qui n’accepte pas ce que tu appelles le syndrome du couvent, qui se mobilise, qui utilise des tactiques et stratégies pour arriver à ses fins.

Mais est-ce que cette question de mettre en place de stratégies ne passe pas par une vraie prise de conscience de la part de toutes les femmes ? Autant il y a une solidarité effective sur de nombreux sujets comme l’avortement par exemple, mais quand on arrive sur la question de la vieillesse je ressens fortement un clivage générationnel. Comment fait-on puisque de toute façon nous sommes toutes concernées ?

Chaque vieille est une ancienne jeune. Où chaque jeune est une future vieille, si tu ne meurs pas. Et là ce qui est intéressant dans cette intersection c’est qu’elle est vraiment universelle. Elle n’est pas spécifique à un groupe ethnique, culturel ou social. Ce que tu décris et que je constate aussi, cette espèce d’absence de solidarité a été orchestrée par le patriarcat. C’est comme s’il voulait diviser pour mieux régner. On décrédibilise les femmes plus âgées et tu le trouves dans les termes comme un boomer, Karen aux Etats-Unis.

IIl y a deux manières de décrédibiliser, soit en disant quelles sont responsables de leur situation car elles ont fait des choix d’idiotes ou elles sont conservatrices et elles représentent des idées qu’on rejette. Elles sont responsables ce qui ne va pas aujourd’hui, ou ont mené des combats qui ne sont pas les bons et on s’en désolidarise. On retrouve la même décrédibilisation que les femmes ont tellement intériorisée, avec l’idée que leur valeur est liée à leur jeunesse, et leur désidérabilité est liée elle-même à leur jeunesse. Tu ne vaux plus rien sur le marché de la bonne meuf donc ton féminisme, j’en veux pas.

Ce n’est absolument pas nouveau. Chaque génération de féministes a rejeté la génération de leur mère. Et 40 ans plus tard, quand tu as l’âge d’être grand-mère, tu te dis que ta mère n’était pas si nulle que ça !

Et donc ce cheminement, on peut le faire beaucoup plutôt. Je suis plus optimiste que toi, parce que je trouve que parmi les jeunes féministe d’aujourd’hui, il y en a qui s’intéressent aux vieilles. On le voit dans les podcasts Encore et La fin des règles. Des autrices comme Titiou Lecoq sont plutôt sensibles à ces problématiques. Il y a encore un petit push à faire auquel je voudrais contribuer pour rajouter à la sororité qu’on trouve à toutes les sauces, la notion de filiation.

La sororité c’est très horizontal, c’est voir les femmes comme tes sœurs mais cet imaginaire là fait que tu ne vas pas voir une femme de 50 ans comme ta sœur. Elle ne fait pas partie de ton champ des possibles, mais si on rajoute la logique de filiation qui est très belle et très intéressante, et que tu considère les femmes plus jeunes comme tes filles même quand tu n’es pas mère, tu peux quand même avoir la logique de filiation. Tu t’inscris dans cette histoire par la sororité et la filiation. Les deux.

Vieille en puissance c’est aussi l’idée qu’on puisse devenir vieille sans être dans un couple, C’est l’idée que l’on puisse avoir son propre destin et être indépendante, et sa puissance peut se gagner là aussi ?

Exactement. Tu le vois très très bien dans deux récents livres que j’ai beaucoup aimés qui ont le mot vieille dans leur titre. Chacun de ses livres montre à sa manière ce que tu dis, le destin de femmes qui ne se définissent pas par ce modèle patriarcal du couple hétérosexuel avec enfants. Le premier, c’est Vieille peau de Fiona Schmidt, qui revendique le fait de ne pas vouloir d’enfants, de ne pas exister par la maternité pour « réarmer » la nation démographiquement, même si par ailleurs elle subit la peur de vieillir.

Le deuxième c’est Vieille fille de Marie Kock, un livre très touchant qui raconte une histoire de deuil suivie d’une réinvention personnelle. À un moment, elle dit j’arrête cette course, à me dire que je ne peux exister que dans une relation de couple hétéro, alors qu’il y a plein d’autres relations qui sont des relations d’amitié, de communauté, de sororité, de filiation au sens très large, Je pense aussi à Aline Laurent Mayard qui vient de publier Post romantique chez Lattes.

Ça sera ma dernière question. Tu parlais de communauté, est-ce que justement on ne pourrait pas retrouver cette puissance dans des communautés organisées sur le modèle américain des community organizing qui interviennent comme un contre pouvoir sur des sujets très précis. Est-ce qu’un tel modèle lié au questionnement des problématiques liées à la vieillesse ne pourrait pas apporter des réponses beaucoup plus vite et concrètement ? Ce modèle commence à exister du point de vue de l’habitat, est-ce qu’on n’aurait pas intérêt à créer ce type de communautés qui regrouperaient des vieilles en puissance pour peser sur la société ?

Des couvents réinventés ! Sur l’habitat c’est très important parce que le problème du décalage entre un monde de l’immobilier construit sur cette idée de la famille nucléaire, c’est extrêmement rigide et c’est un frein majeur à la création de modalités différentes d’habiter et de vivre. Mettre en commun les ressources notamment quand on est une vieille pauvre, c’est très important d’avoir des options mais pour l’instant c’est très marginal.

C’est une évolution qui va beaucoup prendre d’ampleur dans les années à venir sur fond de rejet très massif d’un modèle de prise en charge collectif de type EHPAD. Ce rejet n’est pas nouveau non plus, quand Simone de Beauvoir évoque les années 60 c’est pas très différent, ça ne faisait pas rêver nos mères et nos grand-mères !

Les communautés c’est autre chose, ce sont des mouvements aussi, associatif, de défense des droits. Quand tu vois qu’aux Etats-Unis une association comme l’AARP (American Association of Retired Persons) qui n’a pas vraiment d’équivalent et qu’il reste à inventer, défend des intérêts économiques des vieilles et vieux et fait du lobbying. C’est pour ça que je parlais de mobilisation et de stratégies. Il faut créer une communauté que tu vas mobiliser sur des sujets politiques sous un format d’association. Ce sont des rapports de force pour savoir comment on va se partager les richesses mais pour ça il faut se mobiliser sur plusieurs dimensions.

Il y a le mouvement politique, la structure d’association et des communautés derrière qui échangent et mettent en commun des ressources. Tous ces niveaux doivent s’organiser pour défendre des sujets féministes, les intérets des femmes.

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