LA PRODUCTIVITÉ EST UN CONCEPT PATRIARCAL QU’IL EST URGENT DE DÉCONSTRUIRE

Laetitia Vitaud experte du futur du travail
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Notion essentielle de l’économie, la productivité serait à désacraliser. Laetitia Vitaud, spécialiste du futur du travail analyse ce concept phare dans un passionnant ouvrage qui s’attache à en montrer les lacunes et tout particulièrement les biais d’inégalités qui la compose.

Dans un récent entretien au micro de France Inter, Geoffroy Roux de Bézieux, patron du MEDEF a lié temps de travail et productivité, un contresens fréquent que tu dénonces dans ton livre «En finir avec la productivité: Critique féministe d’une notion phare du monde du travail». Comment l’analyse de la productivité a été biaisé quasiment dès le départ ?

La définition stricte de l’économie classique a mis au point des ratios qui mesurent par exemple l’efficacité d’une heure de travail d’un ouvrier, sur une chaîne d’assemblage. Les conditions globales qui permettent la production. En isolant le résultat ou le produit d’une heure de travail d’un ouvrier ou d’une machine, on fait comme si leur de travail existait comme un nuage, quelque chose d’un peu magique qui ne doit rien d’autre qu’à lui-même. C’est une vision, comme tous les grands concepts de l’économie classique, qui ne comprend pas les externalités, C’est-à-dire tout simplement les influences qu’on a les uns sur les autres.Et aussi l’influence qu’ont les conditions de l’environnement qui permet cette heure de travail.

Ce biais n’intègre pas le travail gratuit qui est pourtant essentiel ?

Je fais une petite pirouette en disant est-ce que vous savez combien d’heures de travail non rémunérés ou mal rémunérés servent l’heure de travail réputé productive ? Je rêve d’un ratio qui n’existe pas qui permette de mesurer le nombre d’heures productive, sur le nombre d’heures de travail gratuit. Et ça permettait de braquer les projecteurs sur tout ce qui se passe dans la sphère domestique, dans l’économie informelle, dans celle du travail bénévole.

Chaque grande institution comme les maisons de retraite repose sur l’édifice du travail gratuit et le travail bénévole comme lcelui effectué par des retraités. Ils vont fournir tout un tas de services gracieusement. Dans la sphère domestique, cela concerne tout ce travail féminin qui permet à certaines personnes du foyer d’aller travailler dans des bonnes conditions. Un travail qui lui sera rémunéré et valorisé.

Cela signifie que le travail gratuit et invisibilisé est réputé peu productif ?

On inclut assez peu l’ensemble des soins de care qui permet à d’autres d’aller travailler de manière productive, par exemple les infirmières, les enseignantes, les nounous, les auxiliaires de vie, qui sont comme par hasard des métiers mal rémunérés et effectués plus par des femmes que par des hommes que les économistes qualifient de peu productifs. Et pourtant on l’a vu pendant la pandémie, on les dit essentiels.Si c’est le cas, c’est donc qu’ils sont productifs. Si le reste de l’édifice s’effondre, c’est qu’il faudrait les intégrer dans le calcul de la productivité. La proposition de mon livre et de dire repensons la productivité dans une vision plus holistique, plus globale et ainsi on se rendrait compte aussi que les concepts de l’économie classique dont on a hérité sont très très genrés très inégalitaire.

Cette prise de conscience se fait-elle parmi les économistes ?

L’économie en tant que discipline reste très sexiste, c’est seulement dans les courants hétérodoxes qu’il y a de plus en plus de femmes, Esther Duflo, Mariana Mazzucato, Kate Raworth. Ces femmes ne rentrent pas dans les mêmes schémas que ceux des économistes classiques masculins. Même quand elles ne se disent pas féministes, elles remettent en question cet édifice sexiste. Il n’y a plus un économiste sérieux aujourd’hui qui ne va pas s’intéresser à l’économie comportementale et accepter l’idée sans rechigner de l’homo economicus selon lequel tout acteur économique recherche constamment à maximiser son profit.

Mais nous n’avons toujours pas tiré toutes les leçons de la récente crise sanitaire ?

Les indicateurs qui font tourner le monde politique sont basés sur l’homo economicus basé sur l’héritage de l’économie classique. On voit le peu de leçons qu’on a tiré des questions de valorisation des infirmières ou des enseignants. On les voit toujours comme un fardeau qu’il faut alléger pour libérer soi-disant les forces vives qui sont elle est vraiment créatives. Maltraités et pressurisée ces travailleurs et travailleuses essentiels ont pour conséquence qu’il y a énormément de démissions. Par exemple les enseignants n’était pas prioritaires pour être vaccinés, mais par contre prioritaires pour être pénalisés s’ils refusent le vaccin. C’est un peu la double peine à chaque fois.

Avec quelles conséquences ?

On aboutit à des burn-out accélérés, des conditions de travail qui se dégradent, avec des gens qui démissionnent encore plus. Dans l’impossibilité à recruter et la dégradation accélérée des services publics qui s’en suit s’enchainent des crises sociales, des crises culturelles très fortes et des crises sanitaires dont on a pas fini de voir l’ampleur. C’est par exemple la dégradation du taux de mortalité infantile depuis quelques années en France, voilà un indicateur sur lequel il faudrait avoir les yeux rivés, parce qu’il dit beaucoup de choses quand le niveau de mortalité infantile commence à remonter c’est le signe très grave d’une dégradation des conditions sanitaires de la population.

Tu déconstruis également l’idée que productivité et créativité sont des notions qui s’opposent ?

Quand on parle de productivité il y a beaucoup de gens qui ont une vision assez romantique de la créativité qui serait l’anti productivité. La productivité serait en gros le « prolétaire » de la créativité. On reproduit avec les discours sur la créativité un certain nombre des injonctions qui concernent la productivité.

La première chose que l’on remarque c’est que la créativité est plus volontiers attribuée aux hommes qu’aux femmes. La journaliste Mary Ann Sieghart qui signe «  The autorithy gap «  dit que tous les discours sur l’expertise mais aussi sur la créativité, le génie et le talent restent extraordinairement genrés. Est quand on regarde des anthologie de littérature ou bien le monde de l’art et du spectacle on voit qu’il y a des biais parfois pires encore que dans l’entreprise qui ne se dit pas spécifiquement créative. On a même parfois l’impression que les discours sur la créativité masquent en fait des inégalités très fortes.  

On parle encore beaucoup aujourd’hui de la notion de méritocratie, en quoi cette notion est fallacieuse ?

Elle laisse penser que tout est une question de responsabilité individuelle. À partir du moment où le système n’est pas à remettre en question, puisque la méritocratie fonctionne alors c’est la faute des individus. C’est souvent complètement faux, Dans toutes les organisations et dans toutes les sociétés la où on parle le plus de méritocratie c’est là où il y en a le moins. S’il n’y a pas l’égalité des chances évidemment qu’il n’y a pas de méritocratie. Les travaux de recherche sont suffisamment nombreux pour nous permettre de rester sceptique sur la réalité d’une méritocratie qui n’éduque pas tout le monde de la même manière, qui ne donne pas sa place à tout le monde.

Derrières les discours sur la méritocratie il y a en fait une reproduction des privilèges qui n’est pas très éloignée d’une société d’ancien régime. On est bien né, de préférence on est un homme blanc et on va avoir une voix royale qui va nous amener à faire de bonnes études et à faire un travail très exigeant en terme d’investissement en temps. Les emplois de la réussite, ce que les Américains appellent les « greedy jobs » ( les métiers avides) qui demandent beaucoup de temps de travail, on les retrouve dans la finance, dans la tech et dans certains milieux artistiques où on sacrifie tout à son travail. On pense qu’en travaillant beaucoup on mérite la réussite.

On revient à une productivité horaire ?

Ce que ne voit pas ces gens là c’est que leur greedy job ne sont pas accessibles à des gens qui ont un travail gratuit à côté, qui s’occupent des enfants ou des parents, qui font des doubles journées de travail. C’est un phénomène de cache caste, c’est-à-dire que derrière les greedy jobs on a des Boys club qui  ne veulent pas entendre que leurs privilèges sont hérités puisqu’il travaille beaucoup.

C’est le corollaire de ce que tu dénonces aussi en disant que quand on est débordé, on est donc forcément productif ? Si on est « sous l’eau » ça veut dire qu’on a un gros souci d’organisation et qu’on arrive pas à faire son job ?

Le paradoxe est bien soulevé par les différences culturelles entre le Danemark et la France par exemple où si tu vois un cadre danois au bureau à 18h, c’est qu’il ne doit pas être très efficace. En revanche dans la culture présentéiste d’autre pays dont la France, si un cadre part avant 18 h c’est qu’il n’est pas suffisamment investi. Mais qui est le plus productif au sens strict du terme ?

Quels indicateurs devraient être pris en compte pour une mesure effective de la productivité ?

Il y a plusieurs pistes de révision des indicateurs. La première est d’avoir des mesures plus collectives de la productivité à l’échelle d’une organisation qui permettrait d’intégrer les fonctions support. Les personnes qui font la compta, les ressources humaines sont indispensables dans le fonctionnement de l’organisation et souvent les fonctions support sont vues comme les boulets dont il faudrait se débarasser. Mais il faudrait les intégrer car sans eux il ne se passe rien. Il y a un ensemble de services dévalorisés qu’il faudrait réintégrer et considérer que dans les équipes, le mérite productif n’est pas réparti de manière égalitaire.

La 2ème piste c’est ce qui se passe avec l’environnement et les taxes carbones. iI faudrait être dans une intégration de ces dommages si chers. Si on fait payer le vrai prix de la pollution, soit ça en vaut encore la peine et on en paye le vrai prix en terme de travail et de coût.

Ta Solution prone l’éco féminisme. Comment l’appliques-tu à la productivité ?

L’éco féminisme fait un parallèle entre l’exploitation des ressources et les rapports de domination dont les femmes ont été les victimes historiquement. Ce qui se passe dans ce rapport de domination c’est le même qui se passe entre hommes et femmes au nom d’une soi-disant nature avec un grand N qui aurait vocation à être dominée et maîtrisée et exploitée par une soi-disant culture avec un grand C. il serait plutôt du côté du masculin.

Moi je fais ce parallèle de manière économique sous l’angle de la productivité en disant que le travail gratuit largement féminin qu’on n’intègre pas dans la définition la productivité c’est le même sujet que celui des externalités négatives sur l’environnement.

En finir avec la productivité: Critique féministe d’une notion phare du monde du travail, Laetitia Vitaud, Payot, 2022

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