« Balance ta bulle » est un roman graphique collectif porté par 60 femmes bédéistes du monde entier. Chacune d’elle raconte le harcèlement, le viol et toujours la nécessité de se reconstruire. En France, l’ouvrage est édité par Florent Massot, électron libre et militant qui publie les écrits de femmes engagées.
Comment est né cet ouvrage ?
Il était dans le catalogue de l’éditeur à Francfort, avec un autre que nous sortiront en janvier 2021, que l’on a traduit par « Trajectoires de femmes ». Ces 2 livres ont attiré mon attention. Ils traitent du même sujet, de la violence faite principalement aux femmes et en montrent le côté quasi systémique. Malheureusement c’est plus la norme que l’exception. Ce que je trouvais intéressant dans « Balance ta bulle » et Roxane Gay (autrice de « Bad Feminist« ) le dit dans la préface, parmi les 60 illustratrices, il n’y en a qu’une qui a hésité en disant je ne sais pas quoi exactement raconter.
C’est ce qui démontre le côté systémique des violences faites aux femmes ?
Même si cela a été désagréable pour beaucoup, sans doute la BD la plus difficile à faire de leur carrière, toutes ont eu tout de suite une idée par rapport à la violence sexuelle, verbale ou physique. Le côté systémique qui fait que la plupart des femmes a une histoire de violence qu’elle peut raconter, c’est glaçant ! Metoo le montrait un peu, mais on a tendance a dire oui mais ce sont les acteurs, mais non, c’est partout dans le monde. Il y a des histoires très dures à lire.
Les planches sont parfois difficiles à regarder. Est ce que c’est parce que la forme donne plus de poids et de force au discours que vous vous êtes intéressé à ce format graphique ?
On vit une expérience de lecture nouvelle par rapport aux témoignages de livres. Voir ça graphiquement rend encore plus proche du réel, il y a un aspect reportage. Mais je ne me suis jamais senti voyeur. Le traitement de la violence au cinéma par exemple à Hollywood peut parfois être malsaine .Ce qui n’est jamais le cas ici.
Une majorité des femmes a vécu ce type d’expérience, on peut se dire que c’est un peu de notre histoire qu’elles racontent ?
Il y a un trait d’union avec le lecteur qui passe par la création. Mais c’est quand même très dur. A chaque fois que j’ai offert ce livre je dis lisez le quand votre mental est disposé parce que c’est un livre dur.
Vous êtes très militant, vous éditez des personnalités fortes, est ce que cela a toujours été un parti pris dans votre travail d’éditeur ?
J’ai publié Virginie Despentes en 1994 et 95, ce qui m’avait plu dans l’écriture de Virginie c’était ce côté radical et à l’époque où les femmes ne pouvait pas écrire certaines choses dans la littérature. Notamment ce qui avait fait le plus scandale dans « Baise-moi » c’était la scène des règles. Il faut imaginer qu’on a reçu des lettres d’insultes disant que c’était un scandale. Non pas que l’héroine tue des hommes mais qu’une fille ait ses règles et qu’elle en parle ! Il faut voir le chemin parcouru en 26 ans, on part de très loin, d’une parole complètement muselée pour les femmes et j’ai voulu avoir des auteurs qui puissent s’exprimer.
Comment concevez -vous votre rôle ?
La question est de savoir comment rester à sa juste place sans se prendre pour le sauveur et ne pas prendre la parole à la place des femmes. Je fais très attention à ne pas être celui qui permet aux femmes de parler. Ce n’est pas le cas, je pense qu’aujourd’hui les femmes ont pris la parole et n’ont pas besoin de moi.
C’est votre aspect militant ?
Je pense qu’il n’y aura pas d’écologie sans égalité homme femme tout comme il n’y a pas de spiritualité sans égalité. Chacun a son masculin et son féminin, à nous de travailler le bon masculin et le bon féminin et aux hommes de se réconcilier avec leurs bons masculin. On a tous un travail à faire et le militantisme c’est aussi aller vers des livres pour les hommes. Commençons à réfléchir à ce qu’est le bon masculin aussi.
On assiste à des réactions très violentes par rapport au discours féministes, comment analysez-vous ces tensions ?
Il y a quand même dans ce monde qui est en totale révolution une redistribution de ce qui peut être la richesse de la vie. Beaucoup de gens se retrouvent déstabilisés et ça passe par une forme de violence, de peur de perdre ses acquis ou son pouvoir. J’ai édité le guide du féminisme pour les hommes écrit par deux professeurs américains. Et le message principal était de dire : on aimerait être dans une société où les hommes deviendraient féministes sans intérêt pour leur montrer qu’ils ont tout à gagner y compris dans leur couple. Pourquoi conserver des choses qui sont dysfonctionnantes ? Ça crée beaucoup de tensions que la bédéiste Emma raconte très bien sur la charge mentale.
On veut tous conserver des repères de certaines choses dans les sociétés en mouvement. Mais les gens n’ont pas toujours conscience de leur côté conservateur. Moi j’aime bien parler de mutants et de militants. Dans le monde mutant que je fréquente, je suis surpris parfois d’une forme de misogynie qu’il peut y avoir parfois de la part de certains hommes et de certaines femmes qui abondent dans le même sens.
Le roman graphique est un mode d’expression qui prend de l’ampleur, quelles sont les raisons de cet engouement ?
Nous allons en développer beaucoup au travers d’une collection sous un angle pédagogique. Ils auront vocation à rendre plus explicite des concepts un peu compliqué. La BD peut le permettre, c’est un gros travail très difficile mais quand on réussit c’est formidable. J’avais travaillé Sur Economix pour les Arènes, la première BD qui racontait l’histoire de l’économie. Elle a connu un énorme succès. Dans ce monde en mouvement, on a besoin d’avoir des livres accessibles et le roman graphique le permet.
Est-ce que vous êtes considéré comme un OVNI dans le milieu de l’édition ?
je suis un OVNI. J’ai été éditeur à 17 ans avec un premier livre de photos. Je suis un autodidacte, un électron libre. Mais je ne me vis pas comme quelqu’un d’isolé, j’assume complètement de faire partie de ce milieu de l’édition. Mais je fais les choses autrement. Je vais peut-être chercher des choses qui ont été refusées par pas mal d’éditeur. Par exemple quand j’étais directeur de collection aux éditions Les Arènes, j’avais amené « La vie secrète des arbres » qui a été un énorme succès parce que je m’intéressais à la communication des plantes. C’était pas gagné ! Finalement on a tapé dans le mille. Je suis beaucoup sur le terrain à la rencontre des gens, sans doute plus que d’autres éditeurs qui sont plus dans le texte. Faire de la BD, de l’essai, du roman, en principe ce sont de très grosses maisons qui font ça.
Quel est le fil directeur de vos publications ?
Le fil conducteur c’est le contenu. Il y a un vrai lien entre tous ces contenus qui se nourrissent les uns les autres. C’est comme un écosystème. je ne m’interdis aucune forme. Ce que nous sommes en train d’amener avec des auteurs féminins c’est quelque chose qui n’existait pas vraiment. J’espère faire sortir du côté un peu machiste de la BD française. on l’a vu avec Emma qui a été extrêmement attaquée par des auteurs masculins. C’est compliqué d’être une femme bédéiste, mais tout ça va céder parce que le public sera là.
Sortie le 22 octobre
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