SAUVER L’UNIVERS DU BIEN-ÊTRE EN LE RENDANT PLUS POLITIQUE, LE PARTI PRIS DE CAMILLE TESTE

Camille Teste autrice de "politiser le bien-être"
Camille Teste ©Louise Hellot

Avec des femmes comme principales clientes et pourvoyeuses de soins, l’univers du bien-être est pourtant loin d’être à la pointe de la lutte contre les inégalités, le sexisme ou les discriminations, pointe l’autrice et professeure de yoga Camille Teste. Dans son ouvrage « Politiser le bien-être », elle appelle à rendre cet univers plus émancipateur. Interview. 

Sur les smartphones, des applications de méditation. Dans les librairies, des rayons qui débordent de livres de développement personnel. Dans les agendas, des invitations à des retraites de yoga. Ces dix dernières années, l’univers du bien-être s’est infiltré partout dans nos vies. Un univers devenu une poule aux œufs d’or : son marché était évalué à 4 900 milliards de dollars de chiffres d’affaires en 2019 par le Global Wellness Institute, avec un rythme de croissance de 8 à 12 % au cours de la décennie 2010.

Et ses principales clientes ? Des femmes. Dans une société patriarcale, où les inégalités femmes-hommes sont encore très ancrées, les pratiques de bien-être peuvent faire croire qu’elles donneront la clé pour accéder à un meilleur statut, voire au bonheur. Un leurre, souligne l’autrice et professeure de yoga Camille Teste, dans son ouvrage « Politiser le bien-être » (Binge Audio Editions, avril 2023). Elle plaide pour une « révolution » du secteur, dont les effets pourraient être vraiment émancipateurs pour toutes les femmes.

Pourquoi avoir choisi d’écrire sur le « bien-être » plus que sur le « développement personnel » ? Comment distinguez-vous les deux notions ?

Le bien être englobe bien plus de choses. On y retrouve le yoga, la nutrition, les massages, des pratiques spirituelles… Le bien-être, c’est la quête d’un équilibre global : émotionnel, spirituel, physique et social. Alors que le développement personnel n’est qu’une partie de l’univers du bien-être, très centré sur des pratiques qui ont plus tendance à nous rendre très individualistes et à nous faire croire que le bonheur est totalement entre nos mains. C’est une vision très néolibérale et qui permet d’entretenir ce système. 

Pour moi, il n’y a donc pas grand chose à sauver dans le développement personnel. Par contre, je pense l’inverse pour le bien-être. C’est aussi pour ça que je suis devenue prof de yoga. Il y a moyen selon moi de faire du bien-être un projet de société progressiste.

Qu’est-ce que cela veut dire pour vous, un monde du bien-être dépolitisé ?

Je suis devenue prof de yoga après avoir été journaliste. J’avais pour habitude de traiter de sujets liés à la justice sociale, de voir les dominations à l’œuvre dans le monde, de regarder où se nichaient le racisme et le sexisme, d’analyser à travers ce prisme les grandes questions de société. Puis en arrivant dans le monde du bien-être et du yoga, je me suis rendue compte que toutes ces questions étaient un impensé. Déjà que le reste de la société n’est pas très politisé, là je le constatais encore plus.

Le secteur propose souvent cette arnaque dépolitisante, estimant que le bien-être suffirait à changer les choses. Comme si c’était la somme d’individus allant bien, faisant suffisamment de sophrologie ou de yoga, qui changeraient les « énergies » sur Terre… Mais ce n’est pas en travaillant sur soi que la pauvreté va cesser ou le réchauffement climatique s’arrêter !

En réalité, ce qui va changer le monde, c’est l’organisation collective, c’est la sortie du capitalisme ! Pour changer le monde, il faut trouver des façons plus justes de fonctionner en société. Faire en sorte que le poids du care [du soin] ne repose pas que sur les personnes les plus pauvres. Faire en sorte que tout le monde ait accès à la santé. Ou bien que le bien-être s’adresse à tout le monde…

Quel impact l’univers du bien-être a-t-il sur les femmes ?

Dans notre société patriarcale, l’injonction à travailler sur soi et à avoir des corps parfaits incombe principalement aux femmes. Leur éducation, dans ce système, enseigne qu’elles vont prendre de la valeur en prenant soin de leur physique, de leur manière de bouger, de parler. Le sport y est rarement vu comme un espace de plaisir pour jouir de nos corps.

Tout cela est du pain béni pour l’univers du bien-être.

Je dénonce ainsi le fait qu’on y trouve beaucoup plus d’injonctions à la minceur et à la beauté, que d’aspirations à l’émancipation des femmes. Ou s’il y a des discours d’émancipation, ils vont parfois viser à côté en cherchant à rendre les femmes « puissantes » et avoir trait à du feminism washing, comme les marques de crèmes qui vendent du rêve mais ne nous libèrent pas.

Ce sont également des pratiques qui coûtent souvent assez cher, alors que les femmes gagnent toujours moins que les hommes…

Oui, c’est l’une des autres grosses arnaques du néolibéralisme. Ce système a privatisé des pratiques de bien-être qui existaient parfois gratuitement auparavant. La danse ou les retraites pour prendre soin de soi par exemple existaient en dehors du marché, puis cela a été récupéré pour le vendre aux femmes aujourd’hui.

Beaucoup de femmes se reconvertissent dans le domaine du bien-être. Qu’en pensez-vous ?

Le bien-être est l’un des marchés les plus en croissance dans le monde, donc ce n’est pas très étonnant. C’est aussi un marché à la mode où beaucoup de personnes ont envie de travailler. D’autant que nous traversons une période de crise dans le monde du travail, où beaucoup de gens ont envie de quitter leur bullshit job pour aller vers plus de sens, de douceur, des métiers où on travaille sur soi, où on fait des choses avec son corps.

Malheureusement, ce que les gens trouvent en face, c’est souvent beaucoup de précarité aussi. J’ai un peu l’impression qu’on nous vend cette promesse de pouvoir plaquer son métier de bureau pour devenir prof de yoga en faisant quelques mois de formation, mais on peut aussi finir par être exploitées par des studios ou à faire un burn-out à force de ne pas avoir le temps de prendre vraiment soin de soi, en cherchant à développer son activité de soin auprès des autres. Ce sont des choses à avoir en tête avant de se lancer.

Comment faire, concrètement, pour transformer l’univers du bien-être ?
Aussi imparfaits soient-ils, ces espaces de bien-être sont des endroits très importants car ils permettent d’accueillir les émotions et les vulnérabilités. Ils permettent de recevoir de la douceur, de prendre soin de nos corps, de faire une pause avec ce monde relativement épuisant, de se désintoxiquer de l’exigence de rapidité imposée par le libéralisme. Ce qui est nécessaire dans une culture patriarcale où ressentir des choses, être imparfait, avoir des hontes, relève relativement de l’ordre du tabou.

Il s’agit par contre de se tourner vers des pratiques débarrassées des injonctions à être toujours plus minces, belles, efficaces ou productives. On en voit d’ailleurs la récupération jusque dans l’univers de l’entreprise. Il faut que ce soit des pratiques plus inclusives, qui permettent de se détourner du sexisme, du racisme, de la grossophobie, du validisme. Il faut que ce soient des pratiques qui peuvent nous permettre de sortir du système, plutôt que d’y rester comme des petits soldats.

Pratiquer en groupe, cela me paraît très important. C’est une manière de sortir de l’individualisme souvent mis en avant dans ce secteur. Cela permet de découvrir ce qu’est le collectif, comment en prendre soin et comment il peut prendre soin de nous en retour.

Cela doit aussi passer par une redécouverte du plaisir, qui peut être très émancipateur ! Il faut se redemander ce qui fait plaisir à nos corps ou ce qui nous empêche d’être connecté à lui dans la société, pour mieux la changer.

Propos recueillis par Mathilde Doiezie

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