Peu connaissent Simone de Beauvoir comme épistolaire. L’ouvrage de l’historienne Judith Coffin co-traduit et édité par Lorraine Selle Delavaud rend compte de cette facette inattendue de l’intellectuelle. Un travail qui s’appuie sur la lecture de 2000 lettres issues d’un fonds qui en comporte 20 000.
Publié en 2023 à la fin de l’été, le livre était passé sous les radars des critiques littéraires, toutefois c’est un travail inédit qu’a entrepris l’universitaire américaine Judith Coffin. « Sexe, amour et féminisme » relate l’incroyable lien tissé par les lectrices et lecteurs de Simone de Beauvoir au travers d’une correspondance abondante. Après la publication du « Deuxième Sexe », en 1949, la philosophe n’a cessé de recevoir des lettres, souvent émouvantes qui relataient l’époque et la condition des femmes.
Judith Coffin analyse son livre comme « une histoire intime de l’après-guerre française ». Toute la vie des femmes et des hommes (un tiers des lettres reçues) tient dans ces échanges. La vie de couple, les déboires sentimentaux, les avortements clandestins, la solitude, mais aussi la Shoah et la guerre d’Algérie s’entrecroisent pour esquisser une société en quête de nouveaux repères. Et ce qui frappe l’historienne c’est l’immensité du fonds légué à la BNF toujours en cours de classement. « J’ai été complètement emballée, abasourdie. Ces lettres sont magnétiques. Elles vous plongent dans l’intimité, dans les fantasmes (…) j’ai adoré, cette vue novatrice sur Simone de Beauvoir ».
Ce qui m’intéressait ce n’était pas l’histoire de sa vie, mais l’histoire de ses œuvres dans le public
Judith Coffin
Une relation épistolaire entre confidences et existentialisme
Une découverte loin de l’image d’une femme froide et distante, engagée sur des combats politiques. « Beaucoup de lectrices s’excusent de lui écrire mais disent qu’elles ont quelque chose d’important à lui dire : je veux que vous me preniez au sérieux ». Et Lorraine Selle Delavaud souligne la qualité de la syntaxe et du vocabulaire couchée sur des feuilles de papier à petits carreaux. Comment peut-on se mettre à nu face à une intellectuelle de cette notoriété s’interrogent Judith Coffin et sa traductrice ? C’est sans doute ce qui a le plus fasciné les deux femmes au cours d’un travail d’une dizaine d’années pour la première et de 4 mois pour la seconde.
Un lien mystérieux que l’autrice explique en partie par la culture épistolaire des années 50. « Il y a toute une mise en scène de soi parce que les lectrices ont bien conscience qu’elle parle à quelqu’un de très important » souligne l’universitaire. Et puis il faut se replacer dans le contexte de l’époque. « On ne pouvait pas parler de tout et surtout pas de la vie privée et du corps dans la famille, ce n’était pas pris au sérieux non plus dans les médias et Simone de Beauvoir a été la seule à donner à tous ces aspects de la vie une importance » avance-t-elle.
Si l’on sait de quelle manière les femmes s’adressaient à Simone de Beauvoir, on ne peut qu’imaginer les réponses de l’écrivaine. La plupart des lettres lui disaient « Je vous aime » et pourtant elle n’apparaissait pas empathique souligne Judith Coffin. « Dans le chapitre sur le couple par exemple, elle n’est pas très sympathique. Elle dit que ces femmes qui lui écrivent n’ont rien compris mais elle leur répond indirectement dans « La femme rompue » » (1967). Une attitude peu féministe qu’elle a tardé à revendiquer, ce que contredit le titre du livre, clin d’oeil à celui du film « Sexe mensonge et vidéo ».
Simone de Beauvoir, un féminisme revendiqué sur le tard
Pourtant, au travers de ces lettres les sujets féministes sont sur la table. « Simone de Beauvoir avait en tête le féminisme des années 20 qui était un peu plus bourgeois, elle avait une vision radicale qui englobait l’existentialisme, l’antiracisme et l’anticolonialisme. Elle a appris au travers de ses correspondances que le féminisme était plus vaste et pouvait toucher à beaucoup de sujets » analyse Judith Coffin.
D’un point de vue éditorial, Lorraine Selle Delavaud souligne le travail minutieux pour retrouver les sources exactes des citations formant 759 notes de bas de page. « Il fallait retrouver les lettres à la BNF, sans pouvoir prendre de photos et en accédant au contenu pochette par pochette de lettres » commente-t-elle. Un processus long auquel s’est ajouté le choix de l’écriture inclusive.
Sexe amour et féminisme, Judith Coffin, Edition Plon (2023)
Bonjour et merci pour cette recension éclairée et détaillée de « Sexe, amour et féminisme », qui est en effet, et malheureusement, un peu passé sous les radars lors de la rentrée littéraire de septembre 2024. Votre article remet en lumière le formidable travail de Judith Coffin sur les archives de la correspondance de Simone de Beauvoir avec son lectorat.
[Marine Vaslin, co-traductrice de l’ouvrage avec Lorraine Selle-Delavaud]
Merci à vous pour ce remarquable travail !