Architecte DPLG, autrice et conférencière, Nadia Sahmi est la créatrice du concept des Us-Âges, une approche novatrice de l’architecture qui place l’humain et le vivant au centre de chaque projet. Son ambition : repenser les espaces pour qu’ils intègrent la diversité des âges, des sensibilités et des besoins, afin de bâtir des environnements inclusifs et bienveillants pour tous.
Qu’est-ce qui vous a conduite vers l’architecture, et comment votre vision s’est-elle développée tout au long de votre parcours ?
Pour moi, l’architecture avec un grand ‘A’, c’est se mettre au service de l’humain, du vivant, de l’animal, du végétal, du minéral. Ce n’est pas juste faire de la façade. J’ai toujours été en dichotomie avec les discours portés à l’époque, car on nous formait sur Le Corbusier, Le Corbusier, Le Corbusier… On ne nous parlait jamais de Charlotte Perriand, par exemple, que j’ai découverte seule. J’ai découvert que l’intelligence ergonomique, le respect du corps, c’était Perriand, pas Le Corbusier. À cette époque, il y a 25 ans, le milieu était dominé par les hommes, et nous étions la première génération de femmes plus nombreuses que les hommes en architecture. Pour le système, c’était un choc. On nous disait souvent : ‘vous êtes là pour trouver un mari’.
Vous avez lancé le concept de la « chaîne de déplacement ». En quoi consiste-t-il exactement et pourquoi était-il si novateur à l’époque ?
J’ai conceptualisé la ‘chaîne de déplacement’ car il ne sert à rien d’avoir un sanitaire accessible si rien ne permet d’y arriver. J’ai écrit mon premier article là-dessus, c’était juste après mes études, pour la Mutuelle des Architectes de France. Les assureurs ont été les premiers intéressés par mon travail. Puis, le CSTB [ NDLR : Centre Scientifique et Technique du Bâtiment ] m’a demandé de rédiger un ouvrage méthodologique, qui est mis à jour régulièrement. Ce concept a attiré l’attention des cabinets de Jacques Chirac, alors qu’ils préparaient la loi de 2005 sur l’accessibilité. Ils m’ont demandé d’accompagner l’écriture des décrets, car ils avaient découvert le concept de la chaîne de déplacement dans ma publication. Voir cette idée, que beaucoup jugeaient impossible, devenir une loi, c’était un premier joli pied de nez.
Comment la « chaîne de déplacement » s’est-elle élargie pour intégrer le concept de « chaîne de participation » ?
La ‘chaîne de participation’ est arrivée après. On avait réussi à faire en sorte que les personnes puissent accéder à un lieu, mais il leur manquait encore la possibilité de participer pleinement. Par exemple, on pouvait aller dans une salle de spectacle, mais pas monter sur scène. On pouvait assister à une exposition, mais pas y participer. Donc, nous avons ajouté ce concept, qui commence aussi à se répandre. L’idée de départ était toujours de parler de l’humain, car mon objectif n’a jamais été seulement de penser aux personnes en situation de handicap, mais à tout le monde. La santé mentale et psychique de l’habitant a toujours été ma priorité.
La santé mentale est un sujet dont on parle plus aujourd’hui, mais vous y pensiez déjà depuis longtemps dans vos projets. Comment l’avez-vous intégrée ?
Pendant 25 ans, j’ai dû lutter constamment et j’ai essuyé de nombreuses critiques. Mais je savais que cette bataille était juste et je ne l’ai jamais lâchée. Le confinement a été un révélateur. Tout le monde a compris ce que c’était que de souffrir psychiquement dans un espace qui est sclérosant, maltraitant. À la sortie du confinement, parler de bienveillance dans le bâtiment n’était plus un gros mot. Aujourd’hui, on voit même des conférences sur la santé mentale. C’est une belle avancée.
Quelles sont, selon vous, les principales erreurs qui persistent dans la conception des espaces urbains, notamment en matière d’inclusivité et d’accessibilité pour toutes les populations ?
Typiquement, ce qui me rend dingue, c’est qu’on continue à faire des allèges [ NDLR : désignent la partie inférieure d’un mur située sous une fenêtre] à 1 mètre ou 1 mètre 10. Quand je suis alitée ou dans un fauteuil, ça me coupe du monde extérieur. Alors qu’une allège à 70 cm permet de rester connecté avec l’extérieur. On continue à créer des aberrations si l’on ne prend pas en compte toutes les différences de corporalité, de sensorialité et de sensibilité.
Vous avez travaillé sur de nombreux projets à Pau. Quel a été l’impact de votre approche sur la ville et ses habitants ?
À Pau, j’ai travaillé sur un quartier où on m’a demandé d’aider au maintien des personnes âgées chez elles. On pensait que cela se limiterait à faire des salles de bain adaptées, mais j’ai refusé. J’ai expliqué que commencer par les aménagements intérieurs, c’était générer du confinement à domicile. Nous devions d’abord travailler sur l’extérieur : les 300 mètres autour de la maison pour des promenades, les commerces de proximité, les espaces de partage. Ce projet a duré six à sept ans, et à la fin, nous avons rédigé un guide contractuel. Aujourd’hui, ce guide impose des règles pour tous les nouveaux projets, afin que personne ne puisse dire : ‘je ne savais pas’.
À vous écouter, il semble que les espaces publics sont essentiels pour créer des villes inclusives. Pourquoi est-ce si crucial ?
Les espaces publics doivent être des lieux de partage et de rencontre. À Pau, par exemple, nous avons dû repenser des avenues conçues pour la vitesse, où les résidents n’osaient même pas traverser pour aller au marché. Nous avons réduit la voirie, instauré des sens uniques et des passages piétons surélevés. L’idée est de rendre les quartiers accessibles et vivants, pas seulement fonctionnels. Quand on fait ça, on récupère les femmes, les personnes âgées, les enfants, et même les étudiants qui souffrent d’isolement.
Quelles sont les principales résistances que vous avez rencontrées face à vos initiatives d’inclusion et d’accessibilité dans l’architecture ?
Les habitudes. Mon pire ennemi, ce sont les habitudes des gens. Par exemple, lorsque j’ai travaillé avec un promoteur au Pays Basque, il continuait à faire des lignes droites parce que c’était ce qu’il avait toujours fait. Je lui ai dit de contourner les arbres, de créer des espaces vivants. Mais souvent, les gens pensent encore en termes de rentabilité et d’efficacité linéaire, sans comprendre que la nature, elle, ne fonctionne pas comme ça. Je veux leur faire voir que leur vision rigide et cloisonnée finit par exclure ceux qui ne rentrent pas dans le moule.
Que répondriez-vous à ceux qui pensent que votre vision de l’architecture se résume à du simple bon sens ?
Parfois, je me dis que je suis payée pour vendre du bon sens. Mais quand je vois à quel point ce bon sens-là n’existe pas, je me dis que le travail est nécessaire. Ce n’est pas seulement une question d’idées, mais de les appliquer concrètement, de les intégrer dans notre manière de concevoir et de penser nos espaces. Parce que l’objectif final, c’est d’avoir des quartiers et des vies qui fonctionnent bien, où chacun se sent inclus et respecté.