AXELLE JAH NJIKÉ : «PARLER DU CORPS FÉMININ, C’EST PARLER DU CORPS DES MÈRES. DU SEXE DES MÈRES »

Axelle Jah Njike
Axelle by Marie Rouge

L’autrice et productrice des podcasts « Me My Sexe and I » et de « La fille sur le canapé » livre dans son premier ouvrage Journal intime d’une féministe (noire) (éd. Au diable vauvert, 2022) une parole rare qui a vocation à se transmettre de mère en fille. Afropéenne d’origine camerounaise, Axelle Jah Njiké publie un récit intime, véritable manifeste féministe « païen » qui invite à découvrir sa propre puissance au travers d’une sexualité revendiquée comme source d’émancipation. « Je tiens de l’histoire des femmes de ma famille, la conviction qu’au coeur de la transmission réside l’émancipation, la révolution ». Interview.

Pourquoi le titre (noire) entre parenthèses ?

Tout comme les termes féministe et intime dans le titre, il indique un point de vue situé. Le mien. L’endroit dont je m’adresse au lectorat, qui correspond à un terme qui dit certes, quelque chose de moi, mais pas tout. Poser ce mot dans le titre, entre parenthèses, c’est énoncer cet état de fait. Et le juxtaposer à des mots qu’on associe peu voire pas du tout aux personnes noires, à savoir l’intimité et le féminisme, c’était insister de ma part sur le fait qu’être noire était certes l’une de mes caractéristiques, mais pas l’unique. Ni même la plus prépondérante car je me définis aussi, voire d’abord, comme la fille de mes parents, comme la mère de ma fille, une amante, une survivante et une multitude d’autre chose, outre ce terme, n’en déplaise à celleux qui souhaiteraient m’y circonscrire.

A qui t’adresses tu ? nos filles, nos sœurs, les hommes ?

Certainement à ma mère. J’avais envie d’aborder en termes intimes puis féministes, cet aspect primordial de la vie d’une femme : sa mère, en déroulant à rebours le parcours qui avait été le mien, de la femme à la petite fille. Sans doute pour que ma propre fille puisse savoir qui était sa mère, comme j’ai pour ma part découvert qui était la fille, la femme qui fût la mienne – même si c’est par bribes et que j’aurai aimé en savoir tellement plus !

Écrire est-ce une forme de résilience ?

En tous cas, l’écriture me permet depuis longtemps de me réapproprier mon récit, d’être sujet de ma propre histoire. Avoir lu voracement autant de textes, de récits de vie comme c’est mon cas depuis l’enfance, m’a assez naturellement conduit à la rédaction. Et elle m’a permis de mettre en perspective, relativiser, examiner ce qui m’arrivait, et pouvoir envisager comment je pouvais le transformer.

Tu commences par un inventaire à la Prévert de tes amants, est-ce pour aussi revendiquer le plaisir sexuel au même niveau que celui des hommes qui est valorisé ?

« 69 » est un chapitre qui dépeint mon cheminement amoureux, affectif, sensuel et parle du chemin parcouru pour pouvoir prétendre, aujourd’hui à 50 ans, à plus de justesse. Je considère avoir choisi chacun.e de mes partenaires. Qu’il s’agisse du coup d’un soir ou de relations plus longues, qu’il y ait eu des sentiments ou juste du cul, ils ne me sont pas « tombés » dessus.

Et leur présence dans ma vie reflète la personne que j’étais alors. Toutes ces relations sont à propos de moi, et je crois que les relations sont toujours et avant toute chose à propos de nous-mêmes. À propos de notre cheminement affectif, amoureux et érotique. Et ce décompte, il est au sujet de ce que j’ai appris à ce jour sur moi, sans tricher ni enjoliver les choses au gré de mes rencontres.

Raconter ton histoire familiale est-ce une nécessité pour tracer une autre voie sans appartenir à qui que ce soit ?

C’était un souhait pour moi de rappeler que mon récit de vie ne débutait pas par mon agression, qu’il existait tout un contexte antérieur à celle-ci. Raconter mon histoire familiale, c’était poser les origines de mon existence, et raconter comment ces origines ont façonné ma vie et celles de mes proches. Souvent, quand on parle des victimes d’agressions sexuelles ou de viols, les gens tendent à oublier que nous sommes aussi des personnes ; des filles, des sœurs, des mères, des amies, des amoureuses, et pas seulement des personnes agressées à un instant T, à une ou plusieurs reprises.

J’étais une personne avant cette agression ; une petite fille conçue sous le signe de l’amour et non de la biologie, par des parents qui s’aimaient et dont l’union elle-même, résultait d’une histoire. Décider que mon récit familial était le point de départ de mon histoire, c’était également offrir des clés de compréhension quant à la teneur du chemin que j’ai été en mesure d’emprunter, à la suite des violences auxquelles j’ai été confrontée.

Ce que j’ai mobilisé comme ressources pour recouvrer, restaurer l’aspect solaire dont l’histoire de départ de mes parents, m’avait irrémédiablement dotée. Et comment je suis parvenue à ne pas m’enliser dans un récit qui ne m’appartenait pas, où l’on aurait placé les violences à l’épicentre. Mon épicentre c’est l’amour, celui dans lequel j’ai été conçue et dont je suis l’expression.

Sommes-nous empêtrées dans des liens qui nous empêchent (nous les femmes) d’être libres et puissantes ?

Je crois que nous nous connaissons mal, nous les femmes. Et qu’on prête une piètre attention aux liens qui nous unissent les unes les autres. Tous nos types de liens. Nous accordons plus d’intérêt aux liens nous unissant aux hommes qu’à ceux que nous pouvons entretenir entre nous. Il y a un vrai déficit intrinsèque – dû à notre conditionnement je tiens à le préciser – pour notre propre existence. Notre personne. Nos récits.

Personnellement, après le décès de ma mère, j’ai pris conscience que je ne savais rien, quasiment rien de l’existence de celle m’ayant mis au monde, de la fillette qu’elle avait été, de la jeune fille, de la femme qu’elle était devenue et de l’humaine derrière la mère. Ça m’a paru dingue et rendue franchement triste. Comment était-ce possible que j’en sache plus en tant que féministe, sur le destin de femmes qui m’étaient étrangères, que sur celui de ma propre mère ? N’était-ce pourtant pas là que débutait l’histoire des femmes ? Dans nos intimités ? Dans la connaissance des existences des femmes de nos familles ?

Je crois que si nous accordions plus d’intérêt à nos récits personnels, familiaux, intimes, ceux à propos des hommes occuperaient moins de place dans nos existences. La loyauté serait davantage de mise entre nous et nous serions en mesure de changer les choses, transformer notre sort et celui de nos semblables. C’est pour ça que je crois que le féminisme est considérablement à propos des liens entre nous, entre femmes. Entre mères et filles, entre sœurs et que la transmission est primordiale comme vecteur d’émancipation.  

Tu dénonces beaucoup de stéréotypes racistes qui sont de part et d’autre notamment quand tu parles de « fille à toubab »

Qu’il s’agisse d’un chapitre comme « Trop évoluée pour une africaine » dans lequel je raconte mon interaction avec ce vieil ingénieur de chez Elf qui me dit que ma propension à argumenter, à faire valoir mon opinion serait une sorte d’aliénation et d’imitation des femmes occidentales – parce qu’africaine, je vaudrai « tellement mieux que les femmes blanches », ou l’épisode dont tu parles, que j’ai intitulé « fille à toubab » qui a trait au fait d’être étiquetée « fille à blancs » parce que l’on éconduit des hommes noirs, c’est surtout sur le  sexisme que je mets l’accent.

Dans un cas de figure comme dans l’autre, ces hommes s’octroient le droit de venir me dire comment je devrais pouvoir disposer de mon corps, de ma personne, en fonction de leurs propres critères quant à ce qu’est une « bonne » africaine.  Ces deux épisodes sont les deux faces d’une même pièce en fait, et l’expression d’une misogynie crasse qui n’a ni couleur, ni frontière et ne fait aucun cas de l’individualité de celles prises pour cible.

Que transmettre du lien filial à ta fille lorsqu’il a y eu dans ton cas effacement de la mère et violences sexuelles au sein de la famille ?

Ma mère n’a certes pas pu être présente physiquement pour mon éducation et dans ma vie de jeune femme pour toutes les raisons que j’explique dans le livre, mais elle est présente ne serait-ce que parce qu’elle vit à travers moi. Et que j’ai su devenir pour moi-même, la mère qu’elle n’a pas eu la possibilité d’être pour moi. Les mères ne sont effacées que si l’on consent nous, leurs filles, à se désintéresser de leur histoire, et oublier leur existence, si nous oublions de raconter leur vie et de les lier aux nôtres. Si nous oublions que leur histoire ne débute pas avec nous, par le fait qu’elles deviennent mère. Mais ça n’est pas mon cas.

Mon récit, mon féminisme, ma filiation puise sa source dans l’histoire de ma mère et de celles de mes aïeules. Dans leurs histoires de filles, de sœurs, d’épouses et de mères. Le fait qu’aucune femme de cette famille jusqu’à ma fille n’ait pu faire son entrée dans la sexualité de son plein gré, de manière choisie et désirée, est certes douloureux mais le fait que j’ai pris conscience de cet aspect transgénérationnel, a permis de modifier les choses.

Ce qui se transmet dorénavant de notre récit familial tient du possible rêvé par celles nous ayant précédées. Plus seulement de leur(s) douleur(s). Et ma fille et moi, nous incarnons le plaisir, la capacité de jouissance et la joie dont elles étaient elles-mêmes porteuses. Nous sommes j’espère, les dignes héritières de tout ce possible.

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