« IL SUFFIT D’ÉCOUTER LES FEMMES  » : UN DOCUMENTAIRE POUR FAIRE VIVRE LA MÉMOIRE DES AVORTEMENTS CLANDESTINS

INA 50 ans loi Veil
© INA

Parce qu’interdit jusqu’en 1975, l’avortement tel qu’il a été subi par des centaines de milliers de femmes en France a été tu. Pour ne jamais oublié cette histoire, l’INA a réalisé un recueil inédit de témoignages sur le sujet. Eve Minault, responsable éditoriale de cette collecte, revient sur la nécessité de recueillir cette mémoire collective. 

D’où est née l’envie de faire ce documentaire ?

De la volonté de l’INA [Institut national de l’audiovisuel] d’exercer son rôle en tant que gardien des archives télévisuelles et radiophoniques françaises. Auparavant, l’institut avait déjà lancé plusieurs recueils, autour de la mémoire de la Shoah, de la guerre d’Algérie ou des figures du 20e siècle. En cherchant le sujet de la nouvelle collecte, la productrice Isabelle Foucrier a défendu l’idée de raconter les avortements clandestins avant la loi Veil de 1975.

Il s’agissait d’un angle mort pour la télévision aussi bien que pour les historien·nes. Les seules informations auxquelles nous avions accès étaient celles transmises par les militantes pour le droit à l’avortement, à partir des années 1970. Alors que les avortements ont toujours existé dans la vie des femmes. Elles ont toujours dû faire face à des grossesses non désirées et dû y faire face seules. Nous n’avions pas accès à ces histoires.

Il y avait un enjeu à raconter cela pour 2025, au moment de la date anniversaire de la loi Veil ?

Utiliser les dates anniversaire, c’est important pour permettre de se souvenir de ce qui a été acquis, réalisé. Mais l’idée a aussi germé face à l’actualité. Aujourd’hui, il y a encore des femmes qui meurent d’avoir eu recours à un avortement clandestin. C’est le cas en Pologne, c’est le cas aux États-Unis, pour ne citer que des pays occidentaux dont on se sent proche… Il y a une lame de fond, un peu partout dans le monde, qui veut faire machine arrière sur ce droit pour les femmes. Alors que, comme nous l’ont dit nos témoins, les femmes sont prêtes à faire face au pire des risques, celui de mourir, plutôt que de mener une grossesse non désirée à terme. Ce droit est une nécessité pour elles.

Comment avez-vous récolté tous ces témoignages sur une expérience aussi intime et considérée comme illégale au moment où elle avait eu lieu ?

Nous avons travaillé en collaboration avec un conseil scientifique, dirigé par l’historienne Bibia Pavard. L’idée était de recueillir le plus de témoignages possibles de femmes encore en vie, dont l’histoire pourrait à la fois être utile pour la compréhension du phénomène par le grand public et par la recherche scientifique. Nous voulions aller chercher la parole ordinaire, celles de femmes qui ne sont pas dans la lumière.

Nous avons passé des appels à témoins via les réseaux sociaux, la radio ou la presse quotidienne régionale. Cela nous a permis d’avoir un maillage territorial le plus large possible. En plus des principales concernées, beaucoup de femmes et de jeunes filles nous ont répondu pour nous parler de leur mère ou de leur grand-mère. Quelques hommes aussi. Au total, nous avons reçu près de 400 réponses.

Nous avons eu des difficultés par contre pour obtenir des témoignages de femmes dans les Outre-Mer. Nous avions beau avoir des enquêtrices ancrées dans ces territoires, avec un large carnet d’adresses, ce fut très difficile. Le poids du tabou de l’avortement était très fort dans ces territoires, où la position de l’État français avait été très ambivalente sur ce sujet, avec une interdiction doublée d’avortements ou de stérilisations forcés. Finalement, j’ai pensé à contacter l’ancienne ministre Christiane Taubira, qui n’avait jamais caché son engagement pour les droits des femmes. Je pensais qu’elle pourrait jouer les intermédiaires. À ma grande surprise, elle m’a annoncé qu’elle-même était concernée. Qu’elle avait vécu un avortement à l’âge de 18 ans, dont elle n’avait parlé à personne jusqu’ici. Le fait que cette ancienne ministre de la Justice évoque avoir eu recours à un avortement clandestin me paraissait très fort pour questionner la légitimité de certaines lois.

Nous avons aussi été volontairement cherché le témoignage de l’écrivaine Annie Ernaux. C’était la première à avoir raconté son expérience ordinaire de femme face à l’avortement dans son livre « L’Évènement ». Beaucoup de femmes nous ont rapporté que la lecture de ce livre, ou le visionnage de son adaptation récente au cinéma, avait contribué à réveiller chez elle cet événement qu’elles avaient un peu enterré dans leur mémoire.

Était-il difficile de faire parler ces femmes ?

Généralement, elles étaient un peu craintives et, en même temps, elles étaient très contentes de participer. Mais il leur fallait donner beaucoup, ouvrir les portes de leur intérieur à tout point de vue. Ce ne sont pas des choses que l’on raconte forcément à sa mère ou à sa fille et là, d’un coup, elles nous le racontait à nous.

Nous étions six à nous répartir les rôles d’intervieweuse, en fonction des différents tournages. Nous n’étions qu’une équipe féminine sur ce projet. Ce n’était pas quelque qui avait été décidé consciemment, mais cela a peut-être aider à créer un cocon plus favorable pour recueillir la parole de ces femmes.

Avec l’historienne Bibia Pavard, spécialiste de l’histoire des femmes et directrice du comité scientifique nommé pour ce travail de recueil, nous avions aussi établi une liste de questions, toujours la même, à poser lors de chaque entretien. Cela nous a aidé à construire un cadre pour faire face à toutes les émotions qui ont surgi. Il y a eu beaucoup de pleurs. Mais aussi beaucoup de rires, de câlins. J’ai rarement connu ça dans ma vie professionnelle.

Et vous, que retirez-vous de votre travail sur ce documentaire ?

J’ai 41 ans et cela m’a permis de me rendre compte que moi non plus, je ne savais pas si ma mère ou ma grand-mère avait eu recours à un avortement. J’ai aussi compris la détresse vécue par la génération des femmes à la période des Trente Glorieuses, alors que je voyais plutôt ça positivement auparavant. C’était la première génération qui faisait des études, qui travaillait… Mais elles n’avaient reçu aucune éducation sexuelle. Elles n’avaient aucune connaissance de leur corps, n’abordaient aucunement la notion de plaisir. Tout était tabou. Beaucoup n’avaient donc pas conscience de la façon dont on tombait enceinte. Tout ça me donne envie de continuer à me faire le relai de ces témoignages, de tisser des liens entre les générations. Je vais aujourd’hui aller le présenter dans des lycées, pour en faire un support afin d’aborder des sujets autour de l’éducation sexuelle.

Laisser un commentaire

*

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.