ISABELLE MASHOLA : « LE DIGITAL EST UN LEVIER D’INDÉPENDANCE POUR LES FEMMES »

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Isabelle Mashola

Directrice informatique au sein de grands groupes Isabelle Mashola réinvente sa vie professionnelle en 2016. A l’aube de la cinquantaine elle fonde Isahit, une plateforme qui externalise les tâches numériques des entreprises. A l’autre bout de la chaine, de jeunes africaines étudiantes ou entrepreneures prennent le virage du digital et acquierent un complément de revenus. Simone a discuté numérique, emploi équitable, impact social, sexisme et changement de vie. Interview.

Vous avez fait votre carrière au sein de grands groupes ?

Je suis de formation ingénieure. A la sortie de mon école je suis partie faire un stage à Londres. EDS une boite américaine cherchait des ingénieurs qui parlaient bien anglais et dans les années 80 ce n’était pas fréquent. J’ai travaillé à Londres et en Allemagne, après je suis passée chez CISCO ou je suis restée 13 ans dans des fonctions de business intelligence. Puis après j’ai rejoint Dell dans des fonctions IT et marketing. En 2009 je suis rentrée chez Publicis, ma première expérience de grosse structure française où j’ai été directeur informatique.

Donc le discours actuel sur les femmes et le numérique vous parle ?

Je suis active au sein de deux associations pour booster les femmes sur le numérique. Je trouve très dommage  30 ans après ma sortie de l’école qu’il y ait toujours aussi peu de femmes. Ca continue à être très macho dans le digital. Quand j’étais chez Publicis je gérais des équipes de 400 personnes. En permanence je me battais pour qu’on ne fasse pas de réflexions lourdes. Quand j’ai commencé ma carrière je mettais des jupes mais plus aujourd’hui !

 

Recruter une fille dans un conglomérat de mecs qui sont moyennement polis et font des réflexions à deux balles c’est très compliqué !

 

Vous étiez une pionnière. Comment luttiez-vous contre ce sexisme il y a 30 ans  ?

Je n’ai pas ma langue dans ma poche. Si on me marche sur les pieds et bien je remarche sur les pieds ! J’étais capable de répondre poliment en ne rentrant pas dans le jeu des petites réflexions. J’ai une certaine confiance en moi. J’ai travaillé deux ans en Allemagne. En 89, il y avait très peu de femmes au travail car il n’y avait pas d’infrastructure pour garder les enfants avant qu’ils aillent à l’école. Au cours des réunions on me regardait lorsque quelqu’un voulait un café. Et je répondais : » la machine est à coté » ! Mais je ne veux pas non plus dépeindre la situation en noir car ça ne pas empêcher de faire carrière. Ce qu’il faut éviter c’est de rentrer dans un jeu où l’on adopte le même comportement.

Cela veut dire rester vous-même ?

Il faut rester ferme sur son carré. Il ne faut pas devenir un homme bis. On a des sensibilités et des compétences différentes c’est ce qui fait la diversité d’une équipe. Pour les jeunes générations, il y a plus de femmes à des postes techniques. Moi j’avais peu de roles models, et celles que j’avais étaient des américaines pires que des hommes chez CISCO et DELL. C’était le même type de femme, mariée, bossant 23h/24 et n’ayant aucune empathie. Mon expérience a été plus désagréable avec des femmes qu’avec des hommes et je n’avais pas envie de devenir comme elle !

C’est pour cela que vous choisissez de changer de vie professionnelle ?

Le basculement ne se fait pas en un jour. J’ai toujours été quelqu’un de très entier avec des valeurs personnelles très fortes. L’injustice, le respect, l’égalité, le partage me tiennent à cœur. Quand je suis chez CISCO j’ai 30 ans c’est une boite qui monte, j’ai envie de progresser. Il y a certaines choses qui me plaisent moyennement mais ma priorité est d’avoir une promotion, plus de responsabilités. A 40 ans j’ai d’autres ambitions. J’ai un enfant, je suis plus mature. Et je supporte de moins en moins qu’on bouscule mes valeurs. L’entreprise est devenue de plus en plus dure. Il y  a une tension assez forte et je l’acceptais de moins en moins.

Comment est né Isahit ?

Une de mes amies a créé un fond de dotations il y a dix ans. Avec l’idée d’aider des jeunes femmes entrepreneuses en Afrique. Au Burkina Faso on a acheté des séchoirs à des transformatrices de céréales pour qu’elles travaillent pendant la saison des pluies. Et au Cameroun, des machines à coudre à des couturières. On travaillait avec des ONG qui gèrent les premières urgences (nourriture, soins). Mais une fois cette étape passée qu’est ce qui fait que vous avez un avenir ? Nous on est convaincu que c’est le travail ! Le monde est en train de changer. On passe d’une organisation verticale à une organisation horizontale et il y a la « geek économie ». C’est sur toute cette réflexion que nait l’idée d’Isahit. Une plateforme qui permet de donner du travail à des personnes éloignées. Nous choisissons l’Afrique et uniquement les femmes car je suis convaincue que le digital est un vrai levier d’autonomie et d’indépendance financière pour les femmes. Sans éducation au numérique ce sont encore les femmes qui vont trinquer !

 

Aujourd’hui il y a 2 milliards de personnes qui vivent avec moins de 2 dollars par jour dont 70% de femmes.

 

Avez vous hésité avant de vous lancer ?

On a commencé à y réfléchir en juin 2016. Quand j’ai refusé le 2ème poste où j’étais mieux payée, je me suis dit bon c’est un signe, je n’ai plus envie de revenir dans des grands groupes. Mais avant de basculer complètement j’ai fait du consulting en free lance et j’ai observé l’éco système. J’arrivais à la fin d’un cycle. C’était l’opportunité de me lancer dans quelque chose que je ne connaissais pas. J’ai toujours été motivée pour apprendre. Je fais de l’introspection en permanence.

Quelles tâches numériques exécutent ces femmes ?

On propose trois grandes familles de tâches. D’abord tout ce qui concerne l’intelligence artificielle. C’est du « machine Learning ». On apprend aux algorithmes. C’est 70% de ce qu’on fait. Le 2ème volet s’articule autour de l’enrichissement de bases de données. Tout ce qui est un peu chronophage et répétitif. La dernière grande famille est celle des « marketplace », de l’indexation de produits. La plateforme vient en complément de ce que l’intelligence artificielle ne sait pas faire. On est une « tech for good » . Aujourd’hui en Afrique des applications se développement pour aider les femmes qui vont accoucher à géolocaliser le dispensaire le plus proche. Il y a beaucoup de choses positives autour de la technologie. L’évolution et la transformation sont là, et comme on ne peut pas les stopper alors autant conduire le train !

 

L’intelligence artificielle plus l’intelligence humaine c’est un vrai levier d’innovation social

 

Comment rémunérez vous ces femmes ?

Elles sont payées à la tâche pour l’équivalent de 2, 84 euros/h. Soit l’équivalent de 20 euros/jour pour 7 h de travail en sachant qu’elles ne peuvent pas travailler plus de 100h par mois parce que cela reste un complément de revenus. Notre objectif est de multiplier par 8 le seuil de pauvreté.

Comment viennent-elles à vous ?

Par les réseaux sociaux, on travaille avec des hubs en local, le bouche à oreille marche bien.

Qui sont vos clients ?

J’ai une cinquantaine de clients, dont un CAC40 BNP, des grosses boites comme Conforama, Manutan. Mais la grosse majorité de mes clients sont des start up dans l’Intelligence Artificielle. Notre objectif pour l’année prochaine est de faire un CA de 2 millions. Dix fois plus que ce qu’on fait aujourd’hui.

 Quels sont vos projets de développement ?

On va ouvrir Manille aux Philippines avant la fin de l’année et l’Amérique Latine dans 2 ans.

Quel est l’impact social d’Isahit ?

Nous travaillons avec le cabinet externe Kimso. Il mesure l’impact social avec la méthode Social Return On Investment (SROI). Quand les jeunes femmes candidatent elles remplissent un questionnaire très large et on suit leur évolution. Le dernier rapport a mesuré 4 impacts :  l’empowerment de ces femmes. Elles ne sont plus sous la coupe du mari, elles se sentent plus en confiance. L’éducation, car elles peuvent poursuivre leurs études. La professionnalisation, car même si elles ont bac +3 ou 4 elles ne sont pas digitales native. elles ne savent pas écrire un email, se présenter sur Linkedin, faire des recherches sur Google… On leur apprend tout çà. Enfin grâce à Isahit certaines ont trouvé un boulot en CDI.

Quelles sont les pistes à suivre pour engager plus de femmes dans les filières du numérique ? Pourquoi on y arrive toujours pas aujourd’hui ?

Il y a encore des barrières sur les perceptions de ce que sont les métiers techniques. Je suis au bureau de « quelques femmes du numérique » association créée par Olivier Ezratty et Marie-Anne Magnac. On essaie de détruire le cliché des « techos ». C’est vrai qu’un codeur est moins extraverti qu’un gars qui sort d’une école de commerce. ! Mais il faut changer les perceptions. Il faut entrer dans les collèges. Il faut avoir des « roles models », communiquer…  C’est un travail de tous les jours. Il ne faut pas lâcher !

Avez vous conscience d’être vous même un rôle model ?

Non pas du tout !

Que retenez-vous de ces expériences professionnelles si différentes ?

C’était deux aventures différentes avec un même fil conducteur. J’agis très au feeling. Quand j’étais dans les grands corps et que je changeais de boite, on me demandait ce qui m’avait poussé à changer d’entreprise. Une fois on m’a répondu « mais vous n’avez pas de plan de carrière » ! Et je n’en ai toujours pas. J’ai eu la chance d’avoir des personnes à des moments importants de ma vie qui m’ont tendu la main et fait confiance. Ma fille va bientôt entrer dans le monde du travail. Et je lui ai dit qu’il fallait qu’elle fasse quelque chose avec ses tripes et qu’elle continue à apprendre ! Dans ma première partie de vie c’était de la gestion humaine avec des grosses équipes, comprendre les règles, m’y adapter, faire un peu de politique quand même pour monter dans l’entreprise. Aujourd’hui je suis dans un mode plus humain. J’ai des plaisirs différents. Je n’aspire plus aux mêmes choses. Peu importe le milieu dans lequel on est, peu importe le travail que l’on fait, ce qui est important c’est que le travail match avec l’instant T de ce que l’on a envie.

Propos recueillis par Sophie Dancourt

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