Fondatrice et directrice de l’association Women for Sea, la navigatrice cherche à imposer les femmes dans le milieu maritime et à leur donner confiance à travers l’expérience de la mer. Une passionnée qui affronte les vagues comme le machisme.
Quand elle nous parle au téléphone, ce n’est pas le son des vagues qui arrivent jusqu’à nos oreilles, mais des caquètement de poules. En ce jour de juin, la navigatrice Nathalie Ille, 44 ans, a le pied plus terrestre que marin. Pourtant, depuis la terre ferme comme en mer, elle agit au quotidien pour faire une place plus grande aux femmes dans l’univers maritime, avec son association Women for Sea. À travers le monde, seules 2 % des 1,2 million de marins sont en effet des femmes, selon un rapport de l’association internationale d’armateurs Bimco et de la Chambre internationale de la marine marchande (International Chamber of Shipping).
Alors Nathalie Ille et ses comparses œuvrent avec Women for Sea en organisant des expéditions avec des femmes agissant concrètement pour la protection de la mer, des navigations pour « amplifier le leadership féminin au service de la mer », ou en faisant un travail de plaidoyer pour améliorer la place des femmes en mer. Lors de sa dernière escale, mi-juin à la 3ᵉ Conférence des Nations Unies sur l’Océan (UNOC) qui avait lieu à Nice, l’association a dévoilé, en partenariat avec Les Impactrices et SHE Changes Climate, une tribune qui plaide pour une « gouvernance de l’océan paritaire et inclusive ». Un combat que Nathalie Ille porte dans ses tripes, comme son goût pour l’eau salée.
Votre lien à la mer remonte-t-il à l’enfance ou est-il survenu plus tard ?
J’ai grandi pas loin de la mer, entre Marseille et Saint-Mandrier. Puis j’ai déménagé dans cette commune proche de Toulon et, pour aller au lycée, je traversais la rade en bateau. Tous les matins, c’était une bouffée d’air. C’est sans doute mon premier moment d’évasion par la mer. Mais ma famille n’était pas du tout dans le milieu marin. À 17 ans, j’ai navigué avec une amie et ses parents et j’ai réalisé à quel point la mer était un autre monde. De jour comme de nuit, nous avons navigué, les sens en éveil. C’est mon deuxième éveil marquant à cet univers.
La mer ne s’est pourtant pas tout de suite imposée dans votre quotidien…
Non, c’est vrai. Juste après cette navigation, je suis partie faire du mannequinat à Paris, après avoir été repérée dans la rue. Cette sensation a pourtant continué de remuer mes entrailles. Mais j’étais une petite fille sage. Je me disais que le monde de la mer n’était pas pour moi. Enfant, alors que je rêvais de travailler dans un sous-marin, j’avais appris que les femmes y étaient interdites, ça m’avait mis un premier frein… Malgré tout, vers 21 ans, j’ai eu l’opportunité de faire convoyage, pour ramener un bateau des Açores vers Marseille avec mon copain de l’époque. Un an après, nous partions en tour du monde – je n’avais pas encore de conscience écolo –, et finalement dès le premier arrêt, en Nouvelle-Calédonie, on s’est dit que c’était incroyable et que nous allions vivre sur un bateau. C’est comme ça que j’ai vécu un an sur bateau de 8,30 mètres, sur lequel je ne tenais même pas debout !
Ensuite, c’était partie pour devenir navigatrice ?
En rentrant, j’ai effectivement eu envie de faire quelque chose de ce goût pour la mer. J’ai eu envie d’apprendre, de me projeter sur des expéditions scientifiques. J’ai passé une année en formation, avec trois mois de pratique à la voile autour de l’île d’Yeu.
Une fois formée, est-ce là que vous vous êtes rendue compte du peu de place que le monde de la mer réservait aux femmes ?
Oui, cela m’a sauté aux yeux. Alors que dès la formation pourtant, nous n’étions que deux femmes sur 20 personnes, j’aurais pu m’en douter… J’ai compris à la sortie de la formation : alors que j’avais eu de supers résultats, aussi bien en pratique qu’en théorie, on me proposait des postes en communication, comme chargée de presse ou cuisinière… Tout sauf matelote. J’ai finalement accepté de devenir chargée de communication sur la Boudeuse [la frégate de Bougainville], alors que je n’avais aucune formation en com’, juste pour intégrer le milieu… Ensuite, j’ai été embauchée pour faire naviguer des jeunes en insertion et des enfants malades.
À quel moment la création de Women for Sea s’est-elle imposée ? À force de rencontrer des capitaines machos ou de recevoir des réflexions sur le fait que j’allais m’abîmer les mains sur les cordages… Ça a nourri mon féminisme. L’injustice m’a donné la motivation de me bouger et de monter des choses. J’ai appris à organiser des expéditions scientifiques et je me suis dit que dans les miennes, l’équipage serait entièrement féminin. Pour mener cela à bien, j’ai d’abord fondé l’association Expé2M. Ma première expédition a eu lieu en 2015, elle visait à décloisonner les sciences pour apporter un regard global sur les relations entre l’humain et la mer. Puis j’ai fondé Women for Sea en 2021, avec l’idée de créer une déferlante de femme qui œuvrent pour la mer.
Défense des océans, défense de la place des femmes en mer… Vos engagements semblent clairement écoféministes. Est-ce que vous faites le lien entre domination sur la nature et domination sur les femmes ?
De fait, nous sommes écoféministes, oui. Mais nous ne mettons pas ce mot-là sur nos activités. Je trouve qu’il est un peu galvaudé et que chacun·e y met des choses un peu différentes, ce qui peut rebuter certaines personnes… Comme pour le mot féminisme d’ailleurs. Nous, on agit, on prend des mesures. Nous construisons un monde plus juste avec les femmes, avec les hommes, avec la mer.
Dans quelle mesure la mer est-elle un monde à part pour vous ?
Face à sa grandeur, elle nous enseigne à devenir humble. Elle nous invite à reprendre notre place d’être sensible : tous les sens sont importants pour survivre en mer. C’est nous qui devons nous adapter à la nature et non l’inverse. Je crois que si nous vivions sur Terre de la même manière que nous devons vivre en mer, nous serions plus respectueux·ses de la nature et beaucoup plus adapté·es à elle.