Béatrice Tupin, iconographe et cheffe du service photo à l’Obs pendant 24 ans expose tous les étés depuis trois ans le travail de femmes photographes dans la ville d’Houlgate où elle réside à mi temps. La fondatrice du festival donne à voir une écriture photographique sur une large diversité de thèmes, de la guerre à la défense des océans. Une manière de pointer leur invisibilité dans la sphère professionnelle.
Quel est l’origine du projet ?
Après avoir discuté avec beaucoup de photographes, je me suis rendue compte que je faisais travailler très peu de femmes, et ce pour de multiples raisons. Quand j’ai commencé il y a 27 ans elles étaient très peu nombreuses. J’avais calculé qu’elles étaient 18 au total en France tout confondu entre photographe de plateau, artistes … C’était très peu. Avec le numérique, elles sont arrivées et je me suis aperçue qu’elles étaient plus nombreuses que les hommes dans les écoles mais on ne les retrouvait pas à la sortie. il y a eu une vague de licenciements, j’allais avoir 55 ans, et je me suis dit c’est le moment où jamais de partir pour monter ce projet.
C’était une manière de leur donner de la visibilité ?
Je voulais montrer une écriture photographique très différente. De la plasticienne au grand reportage, des formats différents, certaines travaillent à la chambre d’autres en format 6×6 … Je ne souhaitais pas imposer un thème mais montrer la diversité dans l’écriture. Lors de la création de ce festival je me suis rendue compte que certaines sont photographes depuis 15/20 ans. Elles sont toutes talentueuses. certains journaux les font travailler, d’autres font attention à un équilibre entre homme et femme et moi je ne l’ai pas fait à l’époque. C’est un énorme regret pour moi, je me dis qu’on aurait pu les lancées.
La photographie a toujours été une industrie à prédominance masculine, avec une inégalité évidente entre les sexes. Actuellement 80 % des diplômés en photographie sont des femmes, alors qu’elles ne représentent que 15 % des photographes professionnels, et gagnent en moyenne 40 % de moins que leurs homologues masculins.
Mandy Barker
Vous aviez intériorisé ces biais de genre ?
Pour la petite histoire, lorsque j’ai lancé le festival, je suis allée à la Grande Arche voir l’exposition Stéphanie Sinclair. Je rencontre une photographe enceinte de 8 mois et demi et je lui raconte que je veux faire une résidence et j’ajoute toi évidement cette année tu ne pourrais pas ! J’ai pris conscience de ce que je disais. Elle m’a lancé un regard noir en me disant mais il y a le père qui s’occupera du bébé ! Je me souviens aussi que sur un sujet un peu chaud en banlieue j’avais dit je n’envoie pas de femme photographe pour les protéger, mais c’était ridicule ! Maintenant je dis moins ce genre de chose, je suis pas du tout une militante, je suis féministe comme n’importe quelle femme doit l’être, mais je le deviens un peu plus.
A quels obstacles faisaient face les femmes photographes de presse ?
Lorsque je me rendais sur les lieux de prise de vue où il y avait des homme politiques, je constatais que l’attitude vis-à-vis des femmes photographes n’était tout a fait la même. Certains très connus disaient « moi aussi je fais de la photo, je m’y connais ». Des réflexions un peu étranges car pour beaucoup ce n’est pas vraiment un métier. Les femmes l’exerceraient comme un hobby. Par ailleurs, les hommes partaient en reportage pendant des semaines et ça ne suscitait aucun commentaire, mais lorsqu’il s’agissait d’une femme, on s’étonnait qu’elle laisse leurs enfants. Il y a encore une injonction très forte.
Pendant le confinement beaucoup de femmes photographes ne travaillaient pas et s’occupaient de la maison. On a beaucoup plus d’ autoportraits de photographes hommes confinés que de femmes, et je pense que pour beaucoup c’est plus incroyable qu’un homme soit confiné, je ne peux pas expliquer ca.
Quel est l’ADN de votre festival ?
Je présente des sujets jamais exposés ailleurs et toujours avec un angle journalistique. Sauf pour Jill Friedmann décédée en octobre à qui je rends un hommage et bien sûr pour la marraine Christine Spengler. C’est l’une des rares photographes à avoir couvert autant de conflits. Elle ne photographie pas la guerre et n’a jamais fait une photo à l’insu de la personne photographiée, elle n’a jamais été à la recherche du cliché spectaculaire. Autodidacte, elle représente la génération des photographes d’avant et en même temps elle est très différente du reste de la programmation.
Ce festival ne s’est pas construit en opposition aux hommes et à nos confrères. Il existe pour tenter de réparer, compenser le manque de visibilité des femmes. Et susciter de nouveaux talents. Pour plus d’égalité, pour permettre que vive la pluralité des regards qui enrichit chacun. Chaque photographe touche des droits d’exposition.
Béatrice Tupin
Comment choisissez-vous les photographes exposées ?
J’entends des directeurs de festival dirent qu’ils reçoivent très peu de dossiers de femmes mais il y a une raison. Elles n’ont pas de commande de journaux et celles qui sont exposées dans de grands festivals sont des photographes qui ont eu un prix, des commandes et qui ont de la matière. C’est pour cette raison que je ne fais pas d’appel à candidature. On va les chercher en fonction des thématiques dans les agences, sur les réseaux sociaux. il n’y a eu qu’une seule candidature spontanée cette année. Si je n’avais pas été les chercher je ne suis même pas sûre qu’elles auraient envoyé leur sujet.
Un festival de femmes photographes ne signifie pas pour autant qu’il existe un regard féminin ?
Les femmes qui partent dans les zones de conflits ne sont pas très nombreuses en France. Elles préparent beaucoup plus leur sujet et ne font pas de photos qui les mettent en danger, c’est la seule différence avec un homme. Et elle ne se voit pas sur la photo. Je ne pourrais pas reconnaitre si c’est la photo d’un homme ou d’une femme. Je ne dis pas qu’il y a un oeil féminin mais une façon d’approcher le sujet d’une manière différente.
Comment s’organise l’exposition dans la ville ?
L’idée est de s’adresser à des gens qui ne vont jamais dans des festivals photo ni dans des galeries. Je cherche des sujets qui peuvent être grand public et journalistique. Dans une station balnéaire avec des enfants on ne peut pas exposer n’importe quoi. C’est pourquoi on choisit précisément ce qui est exposé sur la plage et ce qui est en ville. Chaque année une photographe qui couvre des conflits est exposée, cette année c’est Ebola en RDC mais on ne vient pas regarder ça en maillot de bain en passant. De même, Mandy Barker qui travaille sur la pollution des océans par le plastique fait des compositions esthétiques mais dénoncent aussi quelque chose de très fort. J’ai aussi plus ouvert à l’international cette année avec les photos de l‘iranienne Newsha Tavakolian.
Du 7 août au 25 septembre 2020 à Houlgate