À l’occasion des Journées du Matrimoine, la chanteuse et professeure au conservatoire Natasha le Roux fait résonner l’histoire oubliée des pionnières du rock. De Dorothy LaBostrie à Big Mama Thornton, de Wynona Carr à Janice Martin, elle redonne aux musiciennes et compositrices leur place dans une histoire trop souvent écrite au masculin.
« Quand on pense rock, on pense plutôt aux hommes et assez peu aux femmes. C’est fou, parce qu’il y en a eu, et certaines étaient même hyper connues. » Pour Natasha le Roux, chanteuse, autrice-compositrice et professeure au conservatoire du 11ᵉ arrondissement de Paris, il est temps de remettre les pendules à l’heure. Invitée des Journées du Matrimoine, elle propose un concert consacré aux racines féminines du rock’n’roll. Un répertoire qu’elle a patiemment exhumé de vinyles et de cassettes oubliées, avec un objectif : redonner visibilité à celles qui ont façonné l’histoire mais que l’on a effacées des mémoires.
Avant de se plonger dans les archives, Natasha le Roux a observé la réalité de terrain : « HF Île-de-France a montré qu’il n’y avait que 5,4 % de femmes instrumentistes programmées dans les musiques actuelles. Même du côté des chanteuses, on croit qu’elles sont plus nombreuses, mais c’est faux, il y a plus de chanteurs que de chanteuses parmi les professionnels. » Pour ses élèves, elle a voulu offrir des modèles féminins, parce que « pour se projeter dans une carrière, il faut déjà avoir l’idée que les femmes peuvent exercer ce métier. »
Aux origines du rock, des Afro-Américaines pionnières
Ce matrimoine commence au cœur du rock’n’roll naissant, où les Afro-Américaines jouent un rôle clé. L’autrice-compositrice Dorothy LaBostrie signe notamment Tutti Frutti pour Little Richard, titre devenu incontournable. Sa plume a aussi servi Elvis Presley, Eddie Cochran ou Fats Domino. Interprète emblématique des années 1960, Irma Thomas reprend l’un de ses morceaux phares, You Can Have My Husband but Don’t Mess With My Man, aux paroles audacieuses pour l’époque : « Tu peux t’amuser avec mon mari mais viens pas fricoter avec mon amant. » Sa version de Time Is on My Side en 1964 inspirera directement les Rolling Stones. « Keith Richards a dit lui-même que ce morceau n’aurait jamais existé sans elle », glisse Natasha le Roux.
Dans l’ombre de la célèbre Rosetta Tharpe, souvent qualifiée de marraine du rock’n’roll, d’autres figures méritent d’être mises en avant. Wynona Carr, religieuse surnommée “sister”, franchissait déjà la frontière entre gospel et rock avec des chansons aussi exaltées qu’originales, comme Fifteen Rounds for Jesus (un combat céleste contre le diable) ou The Ball Game (une comparaison de la vie à un match de baseball, avec Jésus en coach). « C’était un peu la Whoopi Goldberg de Sister Act », sourit Natasha le Roux.
La défricheuse-interprète exhume aussi des trajectoires étonnantes. Jean Shepard fonde à 18 ans un groupe entièrement féminin, The Melody Ranch Girls, et joue de la contrebasse, instrument alors réservé aux hommes. Ses parents avaient mis en gage les meubles de la maison pour lui offrir son instrument. Signée par Capitol Records, elle connaîtra ses premiers succès solo avant de devenir une figure de la country et du Grand Ole Opry. Janice Martin, de son côté, incarne l’univers adolescent des années 50 avec ses chansons légères sur les sodas, les coiffures et la vie de campus, participant pleinement à l’invention d’une culture rock juvénile.
Invisibilisation des autrices et combats pour la reconnaissance
Si certaines carrières se sont inscrites dans la durée, d’autres restent invisibles. La compositrice Mae Boren Axton, surnommée « Queen Mother of Nashville », co-écrit Heartbreak Hotel, morceau charnière dans la carrière d’Elvis Presley et dans le passage de la country au rock’n’roll. Mais son nom, comme celui de nombreuses autrices, est resté dans l’ombre. L’injustice se prolonge jusque dans les années 70, la chanteuse Claire Torry, invitée par Pink Floyd à improviser sur The Great Gig in the Sky, a livré une performance mythique… sans être reconnue comme co-autrice. « Elle a été payée un cachet, mais sans droits d’autrice, ce qui a donné lieu à un long procès », raconte Natasha le Roux.
La transmission ne s’arrête pas au rock originel. Les blueswomen comme Big Mama Thornton, autrice de Hound Dog bien avant Elvis, écrivaient leurs propres chansons, jouaient d’un instrument et affirmaient une posture critique et féministe. Natasha le Roux en tire une leçon pour ses élèves : « Chaque fois que les femmes ont gardé le contrôle de leur création, elles ont eu plus de chances de percer. » Elle cite l’exemple plus contemporain de la rappeuse Missy Elliott, qui, au-delà de l’interprétation, a imposé sa patte de compositrice et productrice.
Aujourd’hui, Natasha le Roux voit des signes positifs : « C’est la première fois que je travaille dans un département vraiment paritaire au conservatoire. Les programmations s’équilibrent, les œuvres étudiées se diversifient. » Pour elle, l’essentiel est de donner aux nouvelles générations de musiciennes une identité artistique complète : « Créez, composez, trouvez votre propre voix. L’interprétation est importante, mais il faut garder la main sur la création. »
LE MATRIMOINE DU ROCK’N’ROLL – LES ORIGINES, Samedi 20 septembre à 16h, Salle des Fêtes
Mairie du 11e, 12 Place Léon Blum / 107 Boulevard Voltaire, 75011 Paris